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Saint-Étienne vers 1880,
gravure extraite de la carte de la Loire par Vuillemin, édition de 1883
(collection personnelle).
Voir aussi le département de la Loire en 1883
Et aussi les description de Saint-Etienne du 18ème au 19ème siècle
Le texte ci-dessous, bien qu'édité en 1859 a sans doute été rédigé juste avant 1855,
Extrait de l'Histoire des villes de France d'Aristide Guilbert -1859 - Texte de Louis de la M.A.B*** SAINT-ÉTIENNE -
SAINT-CHAMOND - RIVE-DE-GIER. Comme il arrive toujours, une première industrie en a fait naître d’autres ; Cet arrondissement, dont la superficie n’a pas cent mille hectares et ne forme pas la cinq-centième partie du territoire français, est devenu un des plus riches du royaume : il possédait à lui seul, il y a quelques années, plus de sept mille chevaux-vapeur (Le cheval-vapeur est représenté par soixante-quinze kilogrammes élevés à un mètre par seconde.), c’est-à-dire le cinquième de la force des machines fixes en activité dans la France entière. Là, sont accumulées les usines à fer, les aciéries, les verreries, les manufactures d’armes, la quincaillerie, l’ouvraison des soies, la fabrique des rubans, celle des lacets, des crêpes, etc. ; là, on trouve un nombre prodigieux d’ateliers pour la fabrication des machines, des outils de toutes sortes, des produits chimiques, etc. ; là, enfin, des usines gigantesques, des routes, des canaux, des chemins de fer couvrent, animent ou sillonnent ce sol, dont les entrailles si profondément travaillées recèlent d’inépuisables richesses. Au milieu du mouvement général qui l’entoure, la ville de Saint-Étienne se fait particulièrement remarquer par sa rapide croissance. Sa population ayant presque triplé dans l’espace de quarante ans, elle présente aujourd’hui une agglomération de 60,000 habitants, dont l’existence se rattache à l’usage des machines nouvelles et surtout à l’application du métier à la Jacquart. Ce prodigieux accroissement, bien digne, sans doute, de fixer l’attention des penseurs et des économistes, a tellement ébloui quelques hommes que, dans une si grande et si belle fortune, ils ont oublié de faire la part du hasard. Tout, par ces flatteurs, par ces courtisans d’une nouvelle espèce, a été rapporté à l’industrie humaine, rien aux inappréciables dons de la nature : ils ont poussé même la complaisance et la flatterie jusqu’à supposer une haute antiquité à une ville née d’hier, comme presque tout ce qu’il y a de grand parmi nous. Saint-Étienne a eu la faiblesse, ou si l’on veut la vanité bien excusable de ne point rire d’une pareille prétention. Tout au contraire, elle l’a prise au sérieux, et, un beau jour, l’autorité municipale fit ou laissa graver sur la porte de la principale église du lieu une inscription en belles lettres d’or (Ce monument existait encore lors de notre dernier voyage à Saint-Étienne, mais il vient d’être détruit.) dans laquelle on rappelait une prétendue fondation de Chilpéric qui n’a jamais existé que dans la tête de quelques Stéphanois. Nous disons Stéphanois, car c’est le beau nom que portent aujourd’hui les habitants de Saint-Étienne. Autrefois, ils en avaient un moins euphonique, celui de Gaga, que les savants de la ville ont abandonné après avoir vainement cherché dans la langue grecque l’étymologie d’une dénomination sortie du patois du pays. Non-seulement Saint-Étienne, mais Saint-Chamond et Rive-de-Gier, sont toutes modernes. Aucune de ces villes ne remonte, en effet, à l’époque romaine ; leur situation dans des montagnes arides ne les rendait guère propres qu’aux aventureux établissements de la féodalité. Remarquons encore que leur importance actuelle est en raison inverse de leur ancienneté ; elles offrent une frappante application de cette parabole de l’Évangile : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ». C’est à cette époque que le nom de Saint-Étienne apparaît dans les actes. Le plus ancien monument qui fasse mention, non pas de cette ville, mais d’un territoire de sa banlieue actuelle, est de 1184 ; c’est une charte, par laquelle le comte de Forez, en sa qualité de suzerain de la contrée, et à la prière de Pons de Saint-Priest, fils aîné de Gaudemar Ier, accorde certains privilèges à des religieux bénédictins, lesquels étaient venus depuis quelques années s’établir dans ce lieu, et lui avaient imposé le nom de Valbenoite (vallis benedicta, vallée bénite), qu’il porte encore aujourd’hui. Cette charte ne dit pas un mot de Saint-Étienne ; la tradition rapporte même que le lieu où se fixèrent les religieux était un désert ; on sait, en effet, » que c’était l’usage des bénédictins de s’établir dans des solitudes que les besoins du monastère vivifiaient toujours et transformaient même quelquefois en villes. Tout porte à croire que cette nouvelle création se fit au moyen d’un démembrement de la paroisse de Saint-Priest, qui existait déjà au VIIe siècle, et dont le territoire de Saint-Étienne dépendait précédemment, sous le rapport spirituel comme sous le rapport temporel. Un autre document, portant la date de l’année 1296, semble rappeler, sinon cette dépendance, au moins le peu d’importance de la paroisse de Saint-Étienne ; c’est un article du testament de Clément Rosset, chanoine de l’église Notre-Dame de Montbrison, qui, entre autres legs pieux, assure au chapelain (cape llano} de Saint-Étienne-de-Furan (C’est le surnom distinctif que portait Saint-Étienne avant qu’elle eût acquis l’illustration qui lui donne une valeur personnelle ; on disait aussi Saint-Êtienne-en-Forez.), une rente de cinq sous viennois pour la célébration d’un anniversaire, à la condition que ce dernier s’adjoindra le chapelain de Saint-Priest et son clerc, et leur donnera, au premier neuf deniers, et au second trois, outre la nourriture. En 1435, les habitants de Saint-Étienne, sans cesse exposés aux incursions des ennemis qui désolaient alors la France et avaient déjà détruit l’abbaye de Valbenoite, obtinrent de Charles VII, par l’entremise de leur seigneur, la permission de s’imposer extraordinairement pour clore leur bourg. On commença à bâtir le mur d’enceinte en 1441. Il avait cinq pieds et demi d’épaisseur et vingt de hauteur. On y pratiqua deux grandes et deux petites portes. La principale était placée à l’est, et donnait sur le Pré-de-la-Foire, lieu affranchi depuis quelque temps de tous droits seigneuriaux, et où se rendaient avec confiance les marchands des environs (Le Pré-de-la-Foire est aujourd’hui au centre de la ville. Cet emplacement, qui joue un si grand rôle dans l'histoire de Saint-Étienne, porte le nom insignifiant de place Royale,). Nous retrouvons encore facilement les traces de cette première clôture de Saint-Étienne dans l’ancien quartier de la ville appelé la Cité ; elle avait environ cent mètres de développement, ce qui ne suppose pas une population bien considérable. En effet, les chroniqueurs stéphanois évaluent à deux cents le nombre des maisons renfermées dans cet espace ; or, en supposant que chaque maison renfermait cinq personnes, cela ferait environ mille habitants. À l’époque des guerres de religion, au XVIe siècle, Saint-Étienne, à qui sa fabrique d’armes donnait déjà une certaine importance, fut plusieurs fois prise et reprise par les divers partis qui divisaient la France. En 1562, elle fut enlevée par François du Buisson, sieur de Sarras, qui commandait à Annonay, ville toute protestante, à laquelle les catholiques firent cruellement payer cette première agression ; car, sans parler de la défaite qu’essuya Sarras dans sa retraite, la petite place qu’il occupait fut, en moins de dix ans, plusieurs fois saccagée par le seigneur de Saint-Chamond. Toutefois, les protestants prirent leur revanche en 1570. Le prince de Navarre, depuis Henri IV, mais alors âgé seulement de seize ans, passa dans le Forez avec une armée de dix mille reitres, dont l’amiral de Coligny était le chef véritable. Les réformés s’arrêtèrent près d’un mois à Saint-Étienne, où ils commirent d’horribles ravages. Il nous répugne de croire que la cause de ce long séjour était, comme le prétend Jean de Serre, une maladie de l’amiral, occasionnée « par la beauté des dames de la ville ». Après les massacres de la Saint-Barthélemy, Jean de Saint-Priest, seigneur de Saint-Étienne, qui avait reçu, en 1568, du bailli de Forez, Jacques d’Urfé, une commission pour lever une compagnie de cent pistoliers, se mit à faire la guerre à toute outrance aux protestants, dont il avait été un instant prisonnier lors du commencement des hostilités, en 1562. Comme s’il eût voulu égaler son cousin le seigneur de Saint-Chamond dans sa cruauté, Saint-Priest se faisait ainsi que lui un jeu des traités qui garantissaient la vie de ses ennemis. Ayant forcé un jour la garnison de Saint-Pal-de-Mons à lui ouvrir les portes de ce château, à condition qu’elle aurait vies et bagues sauves, il fit passer au fil de l’épée presque tous les défenseurs de la place, n’en réservant que six, qu’il amena à son château de Saint-Priest où ils furent massacrés. Puis, ayant mis leurs cadavres mutilés sur une charrette, il les fit porter à Saint-Étienne, sur la place du Pré-de-la-Foire, « afin d’effrayer les religionnaires, et d’affermir ceux qui avaient abjuré. » Toute cette famille de Saint-Priest semblait née pour le crime. En 1586, Aimard, qui avait succédé à Jean, son frère aîné, commit un double assassinat sur les personnes d’Antoine d’Angerolles et de Jean, son fils, seigneurs du voisinage, avec lesquels il avait eu une querelle. Les plaintes des parents des deux victimes attirèrent la rigueur de la justice sur le meurtrier ; il fut condamné par contumace à la peine capitale et à une amende énorme ; tous ses biens furent séquestrés. Le seigneur de Saint-Priest étant mort durant sa contumace, Catherine de Polignac, sa femme, profita de cette circonstance pour obtenir, par l’entremise de ses amis et de plusieurs seigneurs, un accommodement solennel avec les parties adverses (1596). Mais, depuis ce tragique événement, une espèce de malédiction sembla s’attacher à la famille de Saint-Priest ; malgré deux mariages consécutifs de Louis, fils et successeur d’Aimard, elle s’éteignit faute de postérité. La vie de Louis fut, d’ailleurs, pleine de dégoûts. A son lit de mort il éprouva le regret d’avoir fait des ingrats en donnant tous ses biens aux enfants de sa sœur, à l’exclusion de ses héritiers naturels de nom et d’armes. La ville de Saint-Étienne continuait de prospérer, au milieu des calamités des guerres de religion ; elle eut une large part dans les pestes et les famines produites par les troubles intérieurs et si communes alors, qu’elles n’amenaient même point la suspension des hostilités ; elle tomba successivement au pouvoir de tous les partis, sans s’attacher à la fortune d’aucun d’eux. Le retour de la paix et le règne de Henri IV donnèrent une nouvelle impulsion à ses fabriques ; Saint- Étienne s’accrut alors considérablement et s’enrichit d’une nouvelle industrie, la fabrique des rubans de soie. Mais, en 1628, une peste, plus terrible que toutes les autres, y répandit la consternation : un chroniqueur de la ville a porté à douze mille le nombre des victimes de cette épidémie, qui sévit pendant près de dix-huit mois avec une rigueur inouïe. Ce chiffre est sans doute exagéré ; réduit de moitié, il serait encore énorme. Nous ne devons pas oublier de nommer trois généreux citoyens, qui, au milieu de ce désastre, s’acquirent des titres éternels à la reconnaissance populaire : ce sont les consuls Antoine Ronsil, Jean Bessonnet et Jean Pierrefort. « Ces messieurs, qu’on doit bien regarder comme les pères de la cité », dit un contemporain, « firent, le 21 novembre 1629, avec les habitants, le vœu solennel de célébrer à jamais comme dimanche la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, et de faire ledit jour à perpétuité la procession générale ». On peignit, à cette occasion, un tableau qu’on voit encore dans la grande église, et qui représente ces trois hommes généreux vêtus de leur costume consulaire et faisant le vœu au nom de leurs concitoyens. La peste dont nous venons de parler révéla un danger auquel on n’avait pas encore assez songé, celui des émotions populaires, d’autant plus à craindre dans cette ville d’ouvriers, que les consuls ne jouissaient pas du droit de police, qui appartenait au seigneur de Saint-Priest. Déjà, en 1627, le peuple s’était jeté sur les maisons de deux habitants soupçonnés d’accaparer les grains, et les avait pillées. La punition de quelques mutins n’empêcha pas le renouvellement de scènes semblables, les années suivantes, et surtout durant l’épidémie. Cet état de choses ne pouvait subsister plus longtemps sans péril. En 1634, les habitants de Saint-Étienne obtinrent de leur seigneur, par une transaction amiable, la confirmation officielle de l’institution du consulat, avec l’exercice de la police jusque dans les faubourgs, et le droit de garder les clefs de la ville. Le gouvernement, de son côté, ne voulant point qu’une ville de l’importance de Saint-Étienne continuât d’être placée sous l’autorité d’un simple juge châtelain, y transféra l’élection qui venait d’être créée à Saint-Chamond (1629), et y établit plus tard une sénéchaussée en démembrement du bailliage du Forez. Malheureusement cette cour obtint, moyennant finance, que les officiers nommés pour tenir le nouveau tribunal siégeraient, comme par le passé, à Montbrison. Ce fut un grand malheur, mais une conséquence inévitable de la vénalité des charges de judicature à cette époque. La présence de ces officiers à Saint-Étienne eût peut-être prévenu les déplorables excès dont nous allons parler. Louis de Saint-Priest, devenu seigneur de Saint-Étienne par la mort de son père Aimard, et baron de Cousan par celle de sa première femme, Marguerite de Levi, dont il n’eut point d’enfants, non plus que de la seconde, Isabelle de La Rochefoucauld, avait donné de son vivant tous ses biens à deux de ses neveux, fils de sa sœur Antoinette, mariée en 1624 à Claude de Châlus, comte d’Orcival en Auvergne. Ces jeunes seigneurs débutèrent dans la vie par une ingratitude, qui fit mourir de chagrin Louis, leur bienfaiteur, en 1641. Bientôt après, l’un d’eux, le comte d’Orcival, ayant assassiné Jacques Cadol, dit Saint-Martin, de la maison de Rochetaillée, fut obligé de fuir pour se soustraire aux rigueurs de la justice. Condamné comme contumace à avoir la tête tranchée, il obtint des lettres de rémission. Ces lettres étaient rarement refusées alors aux criminels titrés : Richelieu n’était plus. L’impunité enhardit le comte d’Orcival à d’autres crimes, qui ne furent pas mieux réprimés. D’un autre côté, le marquis de Saint- Priest, son frère, se croyant au-dessus de l’atteinte des lois par son titre de seigneur haut-justicier, se livra aux plus graves désordres. Il commença par ravir aux habitants de Saint-Étienne les droits qu’ils avaient acquis de Louis de Saint-Priest, fit abattre les armes de la ville (Elles étaient d’azur, à deux palmes d or en sautoir, cantonnés au premier d'une couronne ducale, et aux deux, trois et quatre, d'une croisette d'argent.), exposées aux principales entrées, et établit des impôts arbitraires sur les marchands. C’est en vain que les consuls portaient plainte au juge châtelain : il dépendait du seigneur, qui exerçait sur lui toutes sortes de violences. Mais l’impunité elle-même a ses dangers. Après avoir dépouillé les habitants de Saint-Étienne de leurs libertés, Gilbert de Châlus voulut leur enlever encore leurs biens et leur vie. Plusieurs assassinats furent commis, soit par lui, soit en son nom, par une bande de malfaiteurs dans laquelle on voit avec étonnement figurer un prêtre. Ceci se passait en plein XVIIe siècle, et au centre de la France. On aurait peine à le croire, si les arrêts du parlement n’étaient là pour constater toutes les péripéties de cet horrible drame.
La cour des Grands-Jours, qui avait plus d’un compte à régler avec le seigneur de Saint-Étienne, donna gain de cause aux citoyens, condamna Gilbert de Châlus à avoir la tête tranchée sur la place même du Pré-de-la-Foire qu’il revendiquait, et mettant à néant les lettres de rémission obtenues par son frère le comte d’Orcival, le condamna à la même peine. Ce jugement fut confirmé par deux arrêts du parlement des 30 avril et 20 juin 1667. Malgré tous les maux qui l’avaient accablée pendant un demi-siècle, la ville de Saint-Étienne n’avait pas cessé de grandir, tant il y avait d’éléments de prospérité dans cet âpre canton. On dirait même que ces circonstances lui furent avantageuses en stimulant le génie industriel de ses habitants. Après la condamnation du seigneur de Saint-Priest, on fit le recensement de la paroisse de Saint-Étienne, qui comprenait alors plusieurs localités voisines, dont on a formé depuis des communes distinctes, et on y trouva plus de 27,000 individus, sur lesquels il y avait 2,858 contribuables payant à la grande taille 37,756 livres. Dans ce nombre on comptait trois cents couteliers, cinquante canonniers ou fabricants de canons de fusils, six cents armuriers, quarante marchands quincailliers, trente fabricants de rubans, vingt mouliniers ou préparateurs de soie, quatre teinturiers, trois cylindreurs, etc. Ces chiffres n’ont pas besoin de commentaires, ils parlent assez d’eux-mêmes. La vieille église de Saint-Étienne ne pouvant suffire à cette population croissante, on en fonda une nouvelle, le 1er janvier 1669, sous le nom de Notre-Dame, laquelle, destinée d’abord à servir de succursale, fut érigée elle-même en paroisse dans le siècle suivant. Depuis quelque temps on avait fondé ou du moins réorganisé l’hôpital ; on créa bientôt une maison de charité, des écoles, des bureaux de bienfaisance, etc. La plupart de ces établissements sont dus au zèle infatigable de Guy Colombet, curé de Saint-Étienne : ce généreux citoyen y consacra toute sa fortune personnelle. On était alors au milieu de ce grand règne de Louis XIV, qui contribua si puissamment à développer les diverses branches de l’industrie stéphanoise. De tous côtés, les étrangers venaient à Saint-Étienne pour y faire fortune. La fabrique des armes de chasse et de luxe, ornées par la gravure et la ciselure et quelquefois garnies de riches métaux ou de pierres précieuses, avait atteint un haut degré de perfection ; l’exportation de ses produits chez tous les peuples du monde, répandait l’aisance dans la contrée, y excitait l’émulation et y faisait naître une foule d’artistes de talent. Mais bientôt la face des choses changea : l’astre de Louis XIV pâlit, les victoires du grand roi se changèrent en défaites, et ses savantes mesures administratives trop souvent en vexations cruelles. Non-seulement le cercle de l’exportation se resserra, mais l’industrie locale eut souvent à lutter, sur ses propres marchés, avec les produits du sol étranger où nos proscrits avaient transporté leur industrie. Ce temps d’arrêt ne fut pourtant pas tout à fait perdu pour le pays. L’exportation diminuant, on songea à donner plus d’extension au commerce intérieur. En 1702, une compagnie entreprit de réaliser un projet depuis longtemps conçu, celui de rendre la Loire navigable jusqu’à Saint-Rambert, le point le plus rapproché de Saint-Étienne. Plus tard, François Zacharie, horloger de Lyon, proposa d’unir la Loire au Rhône, par un canal qui relierait entre elles les villes de Saint-Étienne, de Saint-Chamond et de Rive-de-Gier. Ce projet gigantesque reçut un commencement d’exécution ; mais les circonstances politiques le firent bientôt abandonner : toutefois, Rive-de-Gier fut mise en communication directe avec le Rhône. La Révolution trouva à Saint-Étienne un peuple d’ouvriers disposé à l’accueillir favorablement. Dans aucune ville, les vices inhérents à l’ancien régime n’avaient eu une plus fâcheuse influence. Depuis un siècle, l’accroissement de la ville avait été arrêté par une mauvaise administration. Un recensement fait vers ce temps-là, prouve, en effet, qu’à partir de 1669 la population était restée stationnaire, chose à peine croyable si l’on songe aux progrès qui avaient signalé le siècle précédent.
Sous les trois gouvernements qui se sont succédé en France depuis quarante ans, les principales industries de la ville et de l'arrondissement de Saint-Étienne ont pris un grand développement : durant la période impériale, la manufacture d’armes ; sous la Restauration, les fabriques de ruban ; et depuis la révolution de 1830, l’exploitation de la houille. Pour mieux comprendre les immenses progrès qu’elles ont faits dans les deux derniers siècles, et surtout de notre temps, jetons un coup d’œil rapide sur l’histoire de ces riches industries. L’époque à laquelle la fabrication des armes à feu fut introduite à Saint-Étienne est fort incertaine. Nous avons dit qu'elle y existait déjà au commencement du XVIe siècle. Nous en avons la preuve dans ce passage de l'Histoire du Vélay, par le docteur Arnaud : « En 1536, les consuls du Puy envoyèrent acheter dans le Forez cinquante-six arquebuses qui coûtèrent cent vingt livres ». Pendant plus de deux siècles, le gouvernement se contenta de commander les armes dont il avait besoin aux armuriers de la ville, qui pouvaient les lui fournir aux meilleures conditions. En 1717, on envoya à Saint-Étienne un officier d’artillerie avec la qualité d’inspecteur ; on mit sous ses ordres un contrôleur. Les armes de guerre furent assujetties à une visite, et leurs proportions déterminées par des règlements. Tous les ouvriers employés dans les différentes branches de la fabrique obtinrent le privilège de ne point faire partie de la milice (Nous voyons dans le Mémoire de M. d’Herbigny, intendant de la province, écrit en 1698, que dès cette époque, « les permissions de battre la caisse pour lever des soldats exceptaient toujours la ville de Saint-Étienne et deux lieues à l’environ, en faveur des manufactures ».), et furent inscrits sur un registre tenu par l’inspecteur. En 1764, une société unique se constitua sous la protection du gouvernement pour fournir toutes les armes commandées, soit pour son service, soit pour les puissances étrangères, soit enfin pour la compagnie des Indes et la traite des Nègres. Cette société fit construire, à ses frais, un établissement auquel le roi conféra le nom de Manufacture royale, avec tous les privilèges dont jouissaient déjà celles de Maubeuge et de Charleville. La fourniture des armes de guerre, qui jusque-là n’avait pas dépassé trois mille par année, fut fixée à vingt mille, et s’éleva même à vingt-trois mille, en 1773 ; mais bientôt la fabrication diminua, et il n’en fut plus guère fourni que douze mille par an jusqu’en 1792. A cette époque, la surveillance de la fabrique des armes fut ôtée aux officiers d’artillerie, et confiée à un seul administrateur, assisté d’un caissier ; puis, on chargea de ce soin un conseil composé de six membres, auquel on adjoignit plus tard un surveillant régisseur. Tous les ouvriers armuriers de Saint-Étienne furent mis en réquisition. On fabriqua, de l’an II à la fin de l’an IV, une immense quantité d’armes à feu, et plusieurs milliers de sabres et de briquets. En l’an V, la fabrication se ralentit un peu ; mais elle s’accrut ensuite d’année en année, jusqu’en 1810 : la manufacture fournit alors près de cent mille armes à feu. À la fin de la Restauration, la production se trouvait réduite à vingt-cinq mille. Elle fut portée à cent mille, en 1831, et à cent cinquante mille, en 1833 : le double de ce que fournirent, à la même époque, toutes les autres manufactures d’armes de la France réunies ; encore dans ce nombre de cent cinquante mille, ne sont pas comprises les armes de chasse ni les armes de guerre fabriquées par les armuriers du commerce, et qui furent acquises par l’État, de diverses mains. En 1834, les arsenaux étant pourvus et les gardes nationaux armés, la commande fut réduite à trente mille armes régulières. La rubanerie introduite d’abord à Saint-Chamond, vers le commencement du XVIe siècle, y fit de rapides progrès ; un Italien nommé Gayotti y établit bientôt des moulins dits à la Bourbonnaise pour l’ouvraison des soies. De là, la fabrication des rubans fut transportée à Saint-Étienne. Dans les montagnes qu’on voit s’étendre non loin de cette ville, en remontant le cours du fleuve, la main-d’œuvre était alors à bas prix ; les fabricants eurent l’heureuse idée d’y porter des métiers qui, dans les mains des habitants de la campagne, multiplièrent rapidement les produits. Sully et Colbert contribuèrent encore à donner une nouvelle impulsion à ce mouvement par de sages mesures administratives. A la fin du XVIIe siècle, Saint-Chamond et Saint-Étienne mettaient en œuvre près de deux cent mille livres de soie, qui, évaluées à trente francs la livre, monnaie d’aujourd’hui, ne coûtaient pas moins de six millions. Les malheurs par lesquels fut marquée la fin du règne de Louis XIV eurent une funeste influence sur la fabrique des rubans : elle ne reprit quelque activité que sous le règne de Louis XV. Vers 1760, la maison Dugas ayant importé de Bâle à Saint-Chamond les métiers mécaniques dits à la zurichoise, la fabrique en recueillit de grands avantages. Ce fut un ouvrier bâlois nommé Hausler qui monta le premier métier de ce genre à Saint-Étienne.
La troisième industrie de Saint-Étienne est celle de la houille ou du charbon de terre, la plus ancienne et la plus moderne en même temps. En effet, l’usage de la houille remonte probablement à l’origine même des bourgades situées sur le terrain houiller. Il serait aussi embarrassant d’indiquer l’époque précise où les habitants de ce canton firent usage du charbon, que de dire celle où les paysans de la Picardie imaginèrent de brûler de la tourbe. Question, du reste, insignifiante : l’essentiel est de déterminer vers quel temps on commença à extraire la houille du sol pour en faire un objet de commerce. La tradition, corroborée par quelques indices historiques, fait remonter au XIVe siècle l’exploitation régulière des mines de Gravenand, près de Rive-de-Gier : on a la preuve que celles de Roche-la-Molière, près de Saint-Étienne, étaient exploitées dans le XVe ; mais longtemps le charbon n’eut point d’autre débouché que le marché local. L’extraction se faisait alors par les propriétaires du terrain houiller, ou du moins à leur profit. Lorsque l’établissement de quelques ateliers de serrurerie et de clouterie eut donné plus de valeur au combustible minéral et d’importance aux travaux d’extraction, le seigneur local exigea un cens, que l’état revendiqua plus tard.
Nous venons de parler de chemins de fer ; nous devons dire que Saint-Étienne est la première ville de France qui en ait fait construire peur son usage. Une ordonnance royale du 23 février 1823 autorisa celui d’Andrézieux, sur la Loire ; terminé en 1827, il donna un débouché aux houilles du bassin de Saint-Étienne : sa longueur totale est de vingt mille mètres. Bientôt cette voie ne suffit plus. Les difficultés de la navigation du fleuve suggérèrent l’idée de construire un autre chemin de fer qui se lierait directement au canal de Digoin en débouchant dans la Loire à Roanne. Ce railway traverse tout le département de la Loire sur une longueur de soixante-six mille mètres. Dans le même temps, une autre ligne fut dirigée sur le Rhône et sur Lyon pour remplacer la route de terre, qui, incessamment broyée par les voitures, ne pouvait plus suffire aux besoins de la circulation. Ce dernier railway a cinquante-six mille mètres de longueur : c’est le plus actif des trois chemins de fer de l’arrondissement. En 1842, il a servi au transport de six cent deux mille huit cent vingt-deux tonnes de marchandises, et à celui de quatre cent trente-trois mille sept cent cinquante voyageurs.
Après ce que nous venons de dire, il est inutile de rapporter en détail l’accroissement progressif de la ville de Saint-Étienne : il se résume en chiffres, comme sa production. Nous avons vu qu’en 1669 la population de la paroisse s’élevait à 27,000 habitants. Un recensement de 1806 porte celle du canton, qui correspond à peu près à la division ecclésiastique, à 29,000 âmes. En 1820, elle était de 35,000 ; en 1835, de 50,000 ; le recensement de 1842 la porte à 72,000. Sur ce nombre, 46,025 habitants appartiennent à la ville proprement dite. Quant à l’arrondissement, sa population est d’environ 180,000 âmes. Sous le rapport physique, Saint-Étienne n’a pas moins changé. Avant la révolution, cette ville était sans monuments d’aucune espèce, si on excepte une ou deux églises ; elle n’avait que des rues tortueuses, mal éclairées la nuit, et bordées de maisons à deux étages, d’un aspect misérable. Aujourd’hui toutes ses rues sont tirées au cordeau, pourvues de trottoirs, éclairées au gaz et bordées de maisons à quatre, cinq et six étages. Malheureusement, dans ces constructions, on a tout sacrifié à la solidité ; elles manquent, pour la plupart, de grâce à l’extérieur et sont mal distribuées et peu commodes à l’intérieur. Pourtant on commence à bâtir à Saint-Étienne dans le style parisien. Le caractère de l’architecture de cette ville nous donne une idée assez exacte de l’état de ses mœurs. En effet, on y trouve des millionnaires, mais nulle société ; les arts d’agrément y sont inconnus ; il semble que l’être humain ne soit là qu’une machine à produire, et dont chacun s’applique à tirer le plus grand parti possible. Rien de plus triste pour l’étranger, à la première vue, que cette nouvelle Salente, s’il n’est pas entièrement absorbé par des affaires de lucre. Elle n’a pour tous lieux de réunion que les cafés, où n’entrent jamais les femmes, et une salle de spectacle où elles se montrent rarement. Une circonstance toute physique contribue encore à accroître le malaise de l’étranger : l’atmosphère de Saint-Étienne est constamment chargée d’une épaisse poussière de charbon qui forme comme une flottante coupole au-dessus de la ville, et qui, par la chute continuelle de ses innombrables arômes, y ternit tout, hommes et choses. Lorsqu’il pleut, cette poussière se change en une boue épaisse et noire comme de l’encre. Si l’on quitte la ville pour ses environs, on voit s’étendre partout une campagne d’une désolante stérilité. Le désappointement et la tristesse qu’éprouve l’étranger, ne s’effacent que du moment où il pénètre dans les ateliers et où il descend dans les entrailles de la terre. Alors tout l’intéresse et le remplit d’admiration ; et il n’éprouve plus que du respect et de la sympathie pour un peuple d’un esprit si entreprenant et d’une si prodigieuse activité. Le seul monument ancien de Saint-Étienne, digne de fixer l’attention, est l’église principale, bâtie vers le commencement du XIVe siècle, et qui doit au climat dévorant de la ville nous ne savons quelle apparence de vétusté. Il y a deux hôpitaux dont les revenus s’élèvent annuellement à un demi-million ; l’un est destiné aux malades, l’autre aux infirmes et aux enfants trouvés. Ce dernier, si nécessaire dans une cité populeuse, fut fondé au XVIIe siècle, par l’humanité des habitants. L’établissement de l’hôpital des malades remonte au XVe siècle ; sa principale bienfaitrice est Jeanne Roussier, qui le dota richement en 1645. Il fut réorganisé en 1666 par les soins du curé Guy Colombet. De nos jours on a bâti quelques monuments publics à Saint-Étienne, mais ils sont sans caractère. L’hôtel de ville, le plus remarquable de tous, est une lourde construction dépourvue de grâce ; il ressemble plus à un fort qu’à une maison commune. Toutefois la ville de Saint-Étienne s’est enrichie de plusieurs promenades et de vastes places, et ce qu’elle a fait n’est rien auprès de ce qu’elle veut faire. Déjà, en 1835, un généreux citoyen, M. Jovin-Bouchard, lui a légué en mourant un demi-million pour fonder de nouveaux établissements d’utilité publique. Plus récemment cet exemple a été suivi par une jeune dame, dont le nom sera longtemps vénéré à Saint-Étienne, et que nous avons eu la douleur de voir mourir loin du sol natal, madame Elvire Smith ; cette femme charitable a laissé la moitié de ses biens à la ville, à la charge pour elle d’y créer un atelier de travail toujours ouvert aux indigents. Saint-Étienne est moins riche en hommes illustres qu’en bons citoyens. Cette ville, qui doit tout ce qu’elle est à l’admirable parti qu’elle a su tirer de son terrain houiller et aux prodiges de son activité industrielle, semble avoir absorbé jusqu’ici, dans un intérêt purement mercantile, les facultés de ses enfants. Elle peut donc avouer, sans avoir à en rougir, qu’elle n’a produit presque aucun de ces hommes qu’on est convenu de qualifier de célèbres, si nous exceptons toutefois, pour l’époque moderne, M. Antonin Moyne, sculpteur distingué, et M. Jules Janin, écrivain d’un talent original ; encore ce romancier parfois plein de charme, ce causeur spirituel, à qui il n’a manqué, pour être un des critiques les plus éminents de son siècle, que de produire moins et d’étudier davantage la société, les mœurs et le théâtre dont il n’a guère fait qu’effleurer la surface de sa plume capricieuse, n’est-il pas né à Saint-Étienne même, quoiqu’il y ait été élevé A défaut de célébrités, la grande cité houillère peut citer quatre ou cinq poêles qui l’ont chantée, avec plus ou moins de bonheur, dans le patois du pays. Elle a produit aussi, dans sa spécialité manufacturière, quelques artistes d'un mérite réel, tels que MM. Dumarest, Dupré, Tiolier, Galle, Jaley, qui sont sortis des ateliers d’armurerie, où la gravure et la ciselure ont toujours été cultivées avec succès.
Outre-les institutions attachées à toutes les sous-préfectures, Saint-Étienne possède un tribunal et une chambre de commerce et un conseil de prud’hommes. Ses revenus communaux s’élèvent à plus de huit cent mille francs. Depuis le mouvement républicain de 1834, qui eut un faible retentissement parmi ses ouvriers, et à la suite duquel sa garde nationale fut dissoute. Saint-Étienne, comme les autres villes de la province, avait déjà une milice urbaine avant la révolution, outre lès compagnies de l'arbalète et de l'arquebuse. En 1686, cette milice était divisée en six compagnies, qui formaient un total d'environ douze cents hommes à pied. On y a transporté la résidence du commandant militaire du département. L’administration des postes y a aussi établi un inspecteur, pour veiller au service des nombreuses routes royales qui sillonnent cette contrée populeuse, et traversent la ville. Parmi les autres établissements publics les plus importants de Saint-Étienne, sont le collège royal, l’école de mineurs établie en 1816, le musée industriel, la bibliothèque publique fondée en 1833, et la société industrielle, qui s’occupe d’agriculture, de sciences et d’arts.
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