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Les villes à travers les documents anciens

Page de garde de l'Histoire des villes de France - reproduction © Norbert Pousseur
Les villes de France décrites
par Aristide Guilbert en 1859

Histoire de Marseille jusqu'en 1830


Voir aussi

Marseille vers 1710 par Claude Marin Saugrain

Aspect de Marseille en 1761

Description de Marseille en 1830 par Abel Hugo

Marseille et ses habitants vers 1830

Marseille à travers ses gravures

Le département des Bouches du Rhône en 1883

Marseille actuelle, la rayonnante - Marsella la radiente - Beaming Marseille


Marseille, illustrant le texte de l'ouvrage d'Aristide Guilbert - reproduction © Norbert Pousseur
Marseille, vue sur le port par Rouargue frères vers 1850


Texte de J de Gaulle sur l'histoire de Marseille, extrait de l'Histoire des villes de France d'Aristide Guilbert, édition de 1859.

Marseille, la plus ancienne cité de France et peut-être en même temps celle dont l’origine présente le moins d’obscurité et d’incertitude. La découverte récente d’une inscription punique sur le sol de Marseille a fait penser que la colonie phocéenne à laquelle cette ville doit sa fondation, a pu s’établir sur l’emplacement d’un comptoir phénicien ou carthaginois ; mais c’est là une simple conjecture que n’autorise pas suffisamment le texte vague de ce monument épigraphique, dont la date d’ailleurs n’est pas fixée.

L’inscription dont nous parlons a été trouvée, au mois de juin 1845, dans les décombres d’une maison près de l’église de la Major, dans la vieille ville. Un archéologue y a vu à tort un traité entre les Carthaginois et les Marseillais. D’après l’explication qu’en a donnée notre collaborateur M. de Sauley, c’est en réalité un fragment du rituel des sacrifices prescrits par la religion punique. Le nom de Marseille ne s’y trouve nulle part, mais comme l’inscription est gravée sur une pierre calcaire dont le gisement existe près de la ville, on doit en conclure que c’est bien un monument local.

Plus heureuse que nos cités gauloises ou gallo-romaines, Marseille a occupé l’histoire dès son berceau, et le récit de sa fondation est appuyé sur des témoignages trop graves et trop unanimes pour que la critique la plus sévère le puisse rejeter, malgré les circonstances fabuleuses que le génie antique y a mêlées. Parmi les villes grecques de l’Asie Mineure, Phocée était, suivant Hérodote, la plus renommée par sa puissance maritime et la hardiesse de ses navigateurs. Ses navires à cinquante rames avaient depuis longtemps exploré les côtes de la Méditerranée et franchi les colonnes d’Hercule, lorsque, la première année de la quarante-cinquième Olympiade, la cent cinquante-quatrième de la fondation de Rome et la cinq cent quatre-vingt-dix- neuvième avant Jésus-Christ, une flotte phocéenne, conduite par Protos ou Protis, qu’Athénée nomme Euxène (le bienvenu), aborda près l’embouchure du Rhône, aux rives habitées par les Celto-Ligures ou Celto-Lygiens, dans le dessein de s’emparer d’une position si favorable au commerce des Grecs de l’Asie.

Les Phocéens songèrent tout d’abord à se placer sous la protection de Nannus ou Nant, chef des Ségobriges, la plus puissante des tribus celto-liguriennes. S’il faut en croire Justin, Protis, député vers Nannus, arriva près de lui le jour même où la fille de ce prince, la belle Gyptis, devait choisir un époux en présentant à l’un des jeunes hommes assemblés une coupe remplie d’eau. Les étrangers ayant été invités à cette fête et au festin nuptial, Gyptis offrit la coupe à Protis, au grand étonnement de son père, qui cependant ratifia ce choix et céda aux Phocéens l’emplacement nécessaire pour bâtir une ville à l’extrémité du territoire des Saliens. Cette ville devint bientôt célèbre sous le nom de Massalie (Mas Salía, habitation salienne ; plus tard Massilia, et enfin Marseille), dénomination empruntée à la langue du pays, et non à la langue grecque, comme l’ont pensé plusieurs étymologistes. La cité naissante s’accrut rapidement, grâce à la protection de Nannus ; mais Comanus, successeur de ce chef, n’hérita pas de sa bienveillance pour les étrangers. La prospérité de la colonie excita la haine jalouse des Ségobriges. Comme les Massaliotes célébraient la fête de Flore, Comanus feignit de vouloir honorer leurs dieux, et envoya dans la ville des chars couverts de feuillages qui cachaient des hommes armés, tandis que lui-même se mettait en embuscade avec d’autres guerriers dans les montagnes voisines. Mais une femme salienne, éprise d’un Phocéen, ayant dévoilé le complot des Barbares, les Ségobriges cachés dans Massalie furent mis à mort, et Comanus surpris et tué avec sept mille des siens. Cette victoire n’assura pas pour longtemps le repos de la ville nouvelle. Les Ségobriges réussirent à soulever contre elle toutes les tribus de la Celto-Ligurie ; et sans doute elle aurait succombé sous les efforts des confédérés, si Bellovèse, à la tête de la puissante armée qu’il conduisait en Italie, ne fut venu lui prêter secours pour dissiper cette ligue redoutable.

On ignore les motifs de l'alliance des Gaulois Bituriges avec les habitants de Massalie ; peut-être avaient-ils besoin de vivres et de munitions que ceux-ci pouvaient seuls leur donner. S’il faut s’en rapporter au témoignage de Tite-Live, Bellovèse crut que ce serait pour lui un augure favorable de ses victoires au-delà des Alpes, si un peuple qui avait couru à peu près la même fortune que lui obtenait un heureux succès. Une autre circonstance contribua plus efficacement encore à accroître la puissance de Massalie, que nous appellerons désormais Marseille. Cinquante-sept ans après sa fondation (l’an 542 avant Jésus-Christ), de nouveaux émigrants phocéens, fuyant la domination d’Harpage le Mède, conquérant de l’Ionie, vinrent rejoindre dans la Gaule leurs anciens compatriotes. L’arrivée de cette seconde colonie, que plusieurs historiens ont confondue à tort avec la première, fixa les destinées de Marseille et ouvrit pour elle une ère de sécurité et de grandeur. Le commerce maritime, principale source de sa prospérité, prit dès lors de grands développements ; les ports de l’Asie Mineure, de la Grèce et de la péninsule italienne, étaient ouverts à ses vaisseaux qui s’y procuraient des moyens d’échange. C’est aux Marseillais que l’on doit l’importation dans la Gaule du blé, de la vigne et de l’olivier, les plus précieuses de nos cultures. Pour faciliter leurs rapports avec le centre du pays par le Rhône et la Saône, ils s’appliquèrent à perfectionner la navigation intérieure. Ils cultivèrent aussi de bonne heure l’industrie manufacturière et purent bientôt exporter des bijoux, des ornements de corail et du savon, qu’ils ont fabriqué les premiers dans l’antiquité, suivant Pline. On fait remonter à cette époque reculée la construction de la première citadelle des Marseillais, et de la haute muraille garnie de tours qui ceignait la ville et son magnifique port, auquel ils avaient donné le nom de Lacydon.

Protégés désormais contre les attaques des peuplades barbares indigènes, les Phocéens de la Gaule eurent à lutter contre les villes marchandes qui n’avaient pu voir sans envie un peuple nouveau entrer largement dans le partage des produits de leur trafic. Plus d’une fois les navires de Marseille soutinrent des combats avec avantage contre ceux de Rhodes et de Tyr. Carthage, elle-même, ayant capturé, en pleine paix, quelques barques de pêcheurs marseillais, fut punie de ce manque de foi par plusieurs défaites successives ; et des historiens grecs affirment avoir vu dans la citadelle et dans les temples de Marseille des dépouilles carthaginoises enlevées dans ces batailles navales. L’organisation politique de la ville, dans les premiers temps de son établissement, nous est peu connue ; elle parait n’avoir reçu une forme fixe qu’après la seconde migration phocéenne.
Alors l’autorité souveraine résida dans un conseil de six cents citoyens appelés timouques, c’est-à-dire honorables, élus parmi les plus riches et les plus intègres, et investis du pouvoir durant toute leur vie. Quinze d’entre eux étaient chargés des diverses branches de l’administration, et sur ces quinze, on en choisissait trois, qui exerçaient une autorité à peu près semblable à celle des consuls romains. Pour être élu à la dignité de timouque, il fallait avoir des enfants et être originaire de la ville. C’est là tout ce qu’on sait du gouvernement, plus aristocratique que populaire, de l’ancienne Marseille, gouvernement modelé sur celui de Phocée, et dont les écrivains de l’antiquité font souvent l’éloge. Aristote avait composé sur la république marseillaise un traité spécial qui nous fournirait sans doute de précieuses lumières, mais cet ouvrage célèbre est malheureusement perdu : on ne le connaît que par de courts fragments qu’Athénée nous en a conservés. Les lois de Marseille, semblables à celles des Ioniens, étaient gravées sur des tables et affichées dans les places publiques. Dion, Valère Maxime, Lucien, vantent la sagesse de ces lois et les mœurs austères des habitants. La colonie phocéenne avait apporté dans la Gaule, avec la législation de la mère-patrie, sa religion et sa langue harmonieuse. Tous les dieux de l’Olympe étaient adorés à Marseille ; mais l’Apollon Delphien et la Diane d’éphèse, divinités protectrices de la ville, avaient la plus grande part dans les hommages publics, et leurs temples, construits dans l’enceinte de la citadelle, étaient des plus célèbres. Strabon, Lucain et Pétrone ont accusé les Marseillais d’immoler à leurs dieux des victimes humaines ; toutefois, si l’on ne doit pas mettre au rang des fables la description de la forêt où l’auteur de la Pharsale place ces sanglants sacrifices, ses poétiques imprécations flétrissent, non la cité grecque, mais les peuplades celto-liguriennes vouées au culte druidique. Une accusation de ce genre s’accorde peu avec les témoignages d’admiration que l’antiquité tout entière nous a laissés en faveur d’une ville qui a introduit la civilisation dans les Gaules.

A une époque qui ne saurait être précisée, vraisemblablement dans les deux premiers siècles de son existence, Marseille, pour assurer les progrès de son commerce, établit sur les côtes de la Méditerranée de nombreuses colonies ; entre autres, Nice, Nicœa, en commémoration d’une victoire remportée sur les Liguriens, et plus tard Antibes {Antipolis), la Ciotat (Citharista), Eoube ou Eoux (Olbia) ; Tauroentum, à l’orient de la Ciotat. On lui attribue encore la fondation de plusieurs marchés qui sont devenus des bourgs ou des villes : Saint- Jean-de-Garguier (Gargarius), Trets (Trittis), Glane, depuis Saint-Remi (Glanum). On peut regarder aussi comme filles de Marseille, un grand nombre de villes des côtes d’Espagne et d’Italie, savoir : Denia, Ampurias, Roses, Elea, Lugaria, Monaco. Toutes ces colonies restèrent soumises aux lois de la métropole et conservèrent longtemps sa langue et ses usages. Aucune d’elles ne pouvait frapper de monnaies qui lui fussent propres. Marseille s’était réservé ce droit, et l’on sait que l’atelier monétaire de cette ville a produit, avant la période romaine, des types comparables à tout ce que la Grèce nous a laissé de plus parfait en ce genre. Quelques-unes de ces monnaies, représentant un ours à mi-corps, qui semble dévorer une proie, remontent à l’an 500 avant Jésus-Christ ; d’autres, sur lesquelles on distingue deux têtes de lion ou de griffon, sont de cent ans plus modernes ; les plus belles, qui sont des drachmes à l’effigie de Diane couronnée de lauriers, paraissent appartenir au IVe siècle avant notre ère. Ces médailles prouvent avec quel succès les arts étaient cultivés dans la république marseillaise.

Mais les sciences contribuèrent plus puissamment encore à étendre sa renommée et son influence. On connaît les noms de Pythéas et d’Euthymène, qui florissaient l’un et l’autre environ 350 ans avant Jésus-Christ. Le premier, tout à la fois astronome, mathématicien, géographe, navigateur, et le plus ancien écrivain qu’ait produit la Gaule, fut chargé par ses compatriotes de faire, dans le Nord, un voyage de découvertes, dans le but d’ouvrir de nouveaux débouchés à leur commerce. Il côtoya l’Espagne, la Lusitanie, l’Aquitaine, l’Armorique, suivit les côtes de la Grande-Bretagne, et reconnut l’île de Thulé (l’Islande). Un second voyage le conduisit par le Sund dans la Baltique, et il s’avança jusqu’à l’embouchure d’un fleuve qu’il nomme Tanaïs, et qui paraît être la Vistule ou la Duna. Pythéas exposa ses découvertes dans deux ouvrages dont Strabon et Pline nous ont conservé quelques fragments. Grâce à ses travaux, Marseille est la première ville dont la latitude ait été déterminée avec précision. Vers le même temps, Euthymène entreprit, par ordre de la république, un voyage vers le sud-ouest ; il parcourut les côtes occidentales de l’Afrique, d’où l’on tirait la poudre d’or, et pénétra jusqu’à l’embouchure du Sénégal.

Tandis que les résultats de ces expéditions étendaient les relations des Marseillais avec le Nord et l’Occident, l’abaissement d’Athènes, après la bataille de Chéronée (338 ans avant J.-C.), et bientôt après la chute de Tyr, prise par Alexandre (332 ans avant J.-C.), assurèrent leur prépondérance commerciale dans la Grèce, dans la Syrie et dans l’égypte. Ainsi, Marseille grandissait par les bonnes lois, par les arts, les sciences, les lettres, et surtout par le commerce. Rivale de Carthage, son intérêt lui commandait de s’allier au plus puissant ennemi de cette reine des mers ; aussi la vit-on constamment donner des preuves d’attachement et de fidélité à la république romaine. Des députés de Marseille, qui revenaient de Delphes, où ils avaient déposé leurs offrandes sur les autels d’Apollon, passèrent par Rome au moment où les Gaulois Sénonais venaient de prendre la ville et de la soumettre à une énorme rançon. De retour dans leur patrie, les envoyés marseillais ayant annoncé le désastre qui frappait leurs alliés, les magistrats recueillirent tout l’argent du trésor public et le firent porter aux vaincus. Les Romains, sauvés par Camille, n’avaient plus besoin de ce secours, mais pour honorer une si noble action, ils accordèrent aux citoyens de Marseille le droit de prendre rang parmi les sénateurs, dans les spectacles publics (an 390 avant J.-C.). Les guerres puniques resserrèrent encore les liens d’amitié qui unissaient les deux peuples. Les Marseillais donnèrent aux Romains le premier avis de la marche d’Annibal vers l’Italie. Le consul P. Cornélius Scipion, envoyé à Marseille, y fut reçu comme un hôte et un ami. On lui fournit des vaisseaux, et ce furent deux galères marseillaises qui vinrent lui apprendre que la flotte carthaginoise était à l'embouchure de l’èbre (an 219 avant J.-C.). La résistance des Cavares, qui arrêta un moment Annibal sur les bords du Rhône, fut inspirée et soutenue par Marseille, et lorsque, après la bataille de Cannes, le salut de Rome parut désespéré, cette fidèle alliée offrit généreusement au sénat tous les secours dont elle pouvait disposer. Soixante ans plus tard, la république romaine se montra reconnaissante. Marseille, en guerre avec les Décéates et les Oxybes ou Oxybiens qui assiégeaient ses colonies de Nice et d’Antibes, implora l’assistance des Romains. Une occasion de mettre le pied dans la Gaule, en servant ses alliés, ne pouvait que favoriser la politique du peuple-roi. Le sénat députa Faminius Popilius Lænas et L. Puppius, avec la mission de sommer les Barbares de se soumettre ; mais les commissaires romains, en débarquant à Ægitna, principal port des Oxybes, furent accueillis par des menaces de mort, et ne purent sauver leur vie qu’en regagnant à la hâte leurs vaisseaux. Le consul Quintus Opimius, chargé par le sénat de punir cette violation du droit des gens, conduisit devant Ægitna une armée qui prit la ville d’assaut, réduisit ses habitants à la condition d’esclaves, et soumit successivement les Oxybes et les Décéates. Opimius se fit livrer les armes des vaincus, et abandonna les terres conquises à la république marseillaise (an 155 avant JC.).

L’influence de la ville grecque s’accrut nécessairement dans la Gaule par cet agrandissement de son territoire, et bientôt sa puissance maritime et commerciale prit un nouveau développement par la ruine de Carthage (145 ans avant J.-C.). Marseille conquit tous les marchés que sa rivale approvisionnait. Le commerce de l’Espagne lui appartint tout entier, et désormais ses seuls vaisseaux vinrent charger dans les ports de cette riche contrée, l’or, l’argent, le cuivre, le plomb de ses mines, son corail, son albâtre, ses chevaux et ses bois de construction. Parvenue au comble de la prospérité, Marseille fit un noble usage de son crédit auprès du sénat romain. La Phocée d’Ionie, qui avait pris parti pour Antiochus, allait être détruite par ordre des vainqueurs, si la Phocée gauloise, touchée du sort de sa fondatrice, n’eût obtenu la révocation de ce terrible arrêt (127 ans avant J.-C.). Une nouvelle ligue des peuplades saliennes mit encore une fois en péril la république marseillaise. Sur l’appel des Timouques, le proconsul Caïus Sextius Calvinus entra dans la Ligurie transalpine ; après avoir vaincu Teutomal, chef des Saliens confédérés, et mis garnison romaine dans la colonie d’Aquœ Sextiœ qu’il venait de fonder sur le lieu même de sa victoire, il donna aux Marseillais le pays que les ennemis avaient abandonné, c’est-à-dire tout le rivage de la mer depuis le Rhône jusqu’aux limites de l’Italie, dans une largeur de douze stades (121 ans avant J.-C.). D’autres peuples qui s’étaient joints à la ligue salienne, les Allobroges et les Arvernes, furent taillés en pièces par Fabius Maximus, et leur défaite acheva d’assurer le repos de Marseille.

Les progrès des Romains dans les Gaules alarmèrent d’autant moins la ville grecque, qu’ils ne coûtèrent rien d’abord à son indépendance. Son territoire resta libre lorsque les contrées voisines furent comprises dans la Gaule Narbonnaise (114 ans avant J.-C.). Quelques années après, elle fournit des secours à Marius dans sa lutte contre les Ambro-Teutons, et en fut récompensée par le don des Fosses Mariannes, canal que le consul avait fait creuser entre son camp et le Rhône, et qui devint très utile à l’industrieuse cité (102 ans avant J.-C.). Les Commentaires de César sont muets sur le rôle que joua Marseille pendant les dix années que dura la guerre des Gaules ; mais on doit penser que le conquérant reçut de cette ville une active assistance, puisqu’il lui accorda un agrandissement de territoire et lui permit d’établir de nouveaux impôts.
Les faveurs de César n’empêchèrent point les Marseillais de se déclarer pour Pompée, lorsque ces deux grands rivaux se disputèrent l’empire du monde. Ce fut une faute qui leur coûta la liberté. A peine César eut-il connu les dispositions hostiles des Marseillais, qu’il se présenta devant leur ville à la tète de trois légions. Après d’inutiles négociations pour rallier à sa cause les principaux citoyens, il fit bloquer la ville et le port par ses troupes. Obligé ensuite d’aller combattre en Espagne, il s’éloigna laissant le commandement de ses légions à Trebonius, et celui de sa flotte à Decimus Brutus. Vaincus dans un premier combat naval où périrent Telon et Gyarée, leurs chefs, les Marseillais, avec le secours de Domitius et de Nasidius, lieutenants de Pompée, réunirent toutes leurs forces pour engager contre les galères romaines une seconde bataille dont le succès ne fut pas plus heureux. Trebonius, campé sur les hauteurs où se trouve aujourd’hui le lazaret, pressait vivement la ville du côté de la terre ; il avait fait élever une tour de six étages qui dominait les remparts ; une galerie de soixante pieds de long joignait la tour aux murailles et protégeait l’attaque. Toute résistance étant devenue impossible, les assiégés demandèrent une trêve qu’ils obtinrent ; alors, s’il faut en croire le récit du vainqueur, les Marseillais souillèrent par une perfidie leur défense jusque-là si honorable. Ils firent une sortie pendant la trêve et mirent le feu aux ouvrages construits par les Romains. Mais l’activité de Trebonius eut bientôt réparé cette perte ; les assiégés, privés de munitions et décimés par une maladie épidémique, n’avaient plus d’autre parti à prendre que celui de la soumission. César arriva, et la ville lui ouvrit ses portes (49 ans avant J.-C.).

L’indépendance de Marseille périt presque tout entière dans cette catastrophe. César lui laissa, à la vérité, ses magistrats et ses lois ; mais il lui enleva toutes ses colonies, à l’exception de Nice, détruisit ses fortifications, se fit livrer les armes, les vaisseaux, le trésor public et la citadelle, où il mit deux légions en garnison. Le port de Joliette, Julii statio, où avait mouillé la flotte de Brutus, fut exclusivement réservé aux Romains, et l’ancien port, le Lacydon, resta seul aux Marseillais. Dans les fêtes triomphales célébrées à Rome en l’honneur des vainqueurs des Gaules, l’image de Marseille fut portée au milieu de celles des peuples vaincus ; mais cette humiliation infligée à une ancienne et fidèle alliée, fut vengée par l’indignation qu’elle inspira au plus grand des orateurs romains. « Après la ruine des nations étrangères, dit Cicéron, nous avons vu avec douleur, nous avons vu pour dernier exemple de la décadence de notre empire, porter dans un triomphe l’image de Marseille, de cette ville sans le secours de laquelle nos généraux n’auraient jamais triomphé dans leurs guerres au delà des Alpes. »

Quoique dépouillée de sa puissance politique, Marseille ne cessa pas d’être une des premières villes du monde par les arts et par le commerce. Elle continua de former une république marchande sous la protection des Romains. La citadelle, restée au pouvoir de ces derniers, devint, avec le temps, une ville distincte qui eut ses magistrats particuliers. La ville grecque, toujours gouvernée par les timouques, demeura étrangère aux affaires de Rome. Sa population, qui avait beaucoup souffert des malheurs du siège, se trouva bientôt accrue par l’émigration des familles de ses colonies, qui se réfugièrent dans ses murs pour ne point vivre sous la domination étrangère. La jeunesse de l’empire romain venait de toutes parts recevoir une éducation, tout à la fois brillante et solide, dans cette ville qui avait mérité d’être appelée par Cicéron l'Athènes des Gaules, et par Pline la maîtresse des études. Parmi les hommes célèbres que fournirent ses écoles, nous devons citer le poète Gallus, ami de Virgile ; Lucius Antonius, petit-neveu d’Auguste ; Lucius César, petit-fils du même empereur ; Agricola, beau-père de l’historien Tacite ; Pétrone et Trogue Pompée. Marseille elle-même vit naître, pendant la période romaine, Lucius Plotius, qui fit à Rome le premier cours public de rhétorique ; Gniphon, excellent professeur d’éloquence ; Valerius Caton, poète et grammairien ; les médecins Démosthène, Charmis et Crinas, (qui légua à sa patrie dix millions de sesterces pour faire réparer les murailles que César avait détruites). Protégés par les maîtres du monde si dédaigneux du commerce, les vaisseaux marseillais sillonnaient les mers en toute liberté, et portant au nord les produits du midi, à l’occident ceux de l’orient, ils revenaient chargés des parfums et des pelleteries du Levant, des marchandises précieuses de l’Inde venues à Alexandrie par la mer Rouge, des tissus de Tripoli, du papier de l’égypte, des blés de l’Afrique, des riches étoffes de soie de la Perse. Quant au commerce avec l’intérieur de la Gaule, malgré les progrès que faisaient déjà dans l’industrie les villes romaines d’Arles et de Narbonne, Marseille en avait conservé la possession presque exclusive.

Les écrivains des trois premiers siècles de notre ère s’occupent peu de cette grande cité ; ils n’en parlent guère que pour déplorer le changement que le luxe et le goût des plaisirs avaient opéré dans les mœurs, autrefois si austères, de ses habitants. Le silence de l’histoire sur les événements qui se passèrent à Marseille se prolonge jusqu’au règne de Maximien Hercule. Ce prince séjourna quelque temps dans cette ville. Animé d’une haine violente contre les chrétiens, il lit mettre à mort un fervent apôtre de la religion nouvelle, Victor, commandant des troupes romaines de la citadelle (vers 288). Le martyre de saint Victor est le premier fait qui atteste, d’une manière positive, l’existence du christianisme chez les Marseillais ; car il est à peine besoin de dire qu’on ne doit ajouter aucune foi à la tradition suivant laquelle Lazare, ressuscité par Jésus-Christ, aborda, suivi de ses deux sœurs Marthe et Madeleine, à Marseille, dont il devint le premier évêque. Les meilleurs auteurs ecclésiastiques rejettent absolument cette pieuse fable. On ne connaît avec certitude aucun évêque de Marseille avant Orésius, lequel assista au concile d’Arles tenu par Constantin (août 314).
Après lui, les documents historiques mentionnent Proculus, qui disputa vainement à l’évêque d’Arles le titre de métropolitain en alléguant l’importance de la ville de Marseille, plus grande et plus puissante, disait-il, que toutes les autres métropoles de la Gaule (397). Sous l’épiscopat de Proculus, le célèbre moine Cassien fonda à Marseille, hors des murs, une des plus anciennes abbayes de la Gaule, celle de Saint-Victor (413). Ce monastère eut des écoles renommées dans lesquelles on enseignait les belles-lettres, la rhétorique, la grammaire, en même temps que la théologie. Parmi les hommes savants qui ont illustré, au Ve siècle, ces écoles et celles de l’évêché, nous devons citer Cassien et Leporius dont les doctrines, hétérodoxes sur quelques points, excitèrent des troubles à Marseille et dans toute la Provence ; Salvien, l’un des pères les plus éloquents de l’Eglise latine ; Victorin, Corvinus, le moine Musée, Gennade, qui tous ont laissé des écrits importants sur le dogme ou sur l'histoire ecclésiastique. Les études, en changeant d’objet, avaient donc continué de fleurir à Marseille. Le commerce s’y soutenait encore, quoique affaibli par la fondation de Constantinople et l’irruption des Barbares dans l’empire d’Occident.

La première entreprise des peuples du nord sur Marseille est celle des Wisigoths, qui, sous la conduite d’Ataulphe, successeur d’Alaric Ier, vinrent l'attaquer  à l’improviste ; mais le comte Boniface, qui commandait la garnison romaine, le força de lever le siège après l’avoir blessé dans un combat (413). Cependant la résistance ne pouvait être longue. Lorsque l’empire romain se fut écroulé, Marseille tomba au pouvoir des Wisigoths, sous la conduite d’Euric, qui se rendit maître de la basse Provence (480). Quatre ans plus tard, les Burgondes s’en emparèrent, mais pour la céder bientôt après à Théodorich ; ce prince donna à la ville un gouverneur nommé Marabod, et, selon Cassiodore, se concilia l’affection des habitants par une administration sage. Des améliorations nombreuses furent tentées, et l’indépendance de l’autorité municipale toujours respectée. Sous Justinien, les Goths ayant été chassés de la Provence, Marseille passa sous la domination des Franks (539). Cette nouvelle révolution exerça peu d’influence sur ses relations maritimes ; mais son repos eut à souffrir des discussions de Childebert et de Gontran au sujet de la possession de la ville basse, qui finit par rester au pouvoir du premier (593). L’histoire de Marseille sous les rois de la première race est tristement marquée par les ravages de la peste, en 586, et par les troubles religieux qu’y suscita, l’an 600, l’hérésie de l’évêque Serenus. Durant toute cette période, l’antique colonie phocéenne fut la résidence de gouverneurs qui prenaient les titres de patrice, de préfet, de duc ou de comte. En 735, un de ces ducs de Marseille, Mauronte, se couvrit d’opprobre en livrant par trahison la ville aux Sarrasins, qui y commirent les plus affreux ravages. Les monuments antiques, les églises, l’abbaye de Saint-Victor, furent détruits par les flammes ; l’abbesse de Saint-Sauveur, Eusébie, périt, avec toutes ses religieuses, de la main des Barbares, après avoir donné un touchant exemple de chasteté et de courage.

Chassés bientôt après par Charles-Martel, les Sarrasins revinrent sous Louis le Débonnaire saccager les faubourgs de Marseille, et détruire, pour la seconde fois, le monastère de Saint-Victor, qui s’était relevé de ses ruines (838). Les premiers rois et empereurs de la race carlovingienne n’exercèrent, en général, qu’une autorité peu sensible à Marseille ; elle ne s’y manifesta que par les encouragements que Charlemagne donna à la marine et au commerce maritime. Par ses ordres, une flotte y fut construite et armée contre les pirates sarrasins ; il fit avec l’empereur de Constantinople et les califes de Bagdad et de Cordoue des traités qui assuraient aux Marseillais des exemptions de droits et divers privilèges ; ceux-ci mirent à profit ces nouvelles relations : ils firent venir de ces pays d’habiles ouvriers, qui fondèrent à Marseille des manufactures d’armes, de cuirs, de toile de coton, des ateliers d’orfèvrerie. Deux fois l’année, les commerçants de cette industrieuse cité allaient à Alexandrie, d’où ils rapportaient les épiceries de l’Inde et les parfums de l’Arabie. Comme sous les Goths et les Bourguignons, la ville conserva sous les Franks son régime municipal, modifié cependant par l’influence croissante de l’évêque et des abbés de Saint-Victor ; les gouverneurs ou patrices perdirent ce nom pour prendre celui de vicaires, vicarii. Le dialecte ionique avait été la langue écrite des Marseillais jusqu’au milieu du IVe siècle ; le christianisme fit alors dominer chez eux le latin, que la conquête romaine n’avait pas réussi à leur imposer, et peu à peu ils oublièrent la langue de leur mère-patrie. Le grec n’était plus parlé à Marseille sous les Franks ; l’idiome roman y était déjà vulgaire au VIe siècle.

Lorsque Boson eut été couronné roi d’Arles ou de Provence (879), Marseille passa sous sa domination ; mais le règne de ce prince et celui de son fils Louis n’apportèrent aucun changement dans l’administration de la ville. L’avènement des comtes bénéficiaires de Provence marque, au contraire, une période nouvelle dans son histoire : c’est celle du gouvernement des vicomtes de Marseille, qui, de simples lieutenants des comtes de Provence, devinrent, avant la fin du Xe siècle, seigneurs à peu près souverains de la cité. Le premier de ces vicomtes est Guillaume Ier (972). Son autorité et celle de ses successeurs s’étendait surtout dans la ville basse, dite vicomtale. Ils y administraient la justice, soit par eux-mêmes, soit par leurs viguiers ou délégués. Sous leur juridiction, le conseil municipal avait su conserver son pouvoir. L’organisation de ce conseil est peu connue, mais on sait qu’il avait à sa tête des consuls appelés recteurs de la ville vicomtale, et que la considération dont il jouissait enleva graduellement aux vicomtes toute participation aux affaires publiques. En 1214, c’est-à-dire après deux cent quarante-deux ans d’un pouvoir restreint et souvent contesté, les anciens seigneurs de la cité cédèrent entièrement leurs droits à la commune, qui proclama son indépendance et se trouva ainsi constituée pour la seconde fois en république. Quant à la ville haute, les vicomtes n’en avaient jamais eu la possession ; érigée en fief particulier par les évêques, elle avait reçu le nom de ville épiscopale. Si elle était beaucoup moins importante et moins peuplée que la ville basse, elle avait l’avantage de renfermer dans son enceinte l’antique église cathédrale appelée la Major, et le château Babon, qui avait remplacé la première forteresse marseillaise, détruite par les Sarrasins. Deux juridictions partageaient la ville supérieure, celle de l’évêque proprement dite et celle du chapitre de la cathédrale. Les habitants ne jouissaient d’aucun régime municipal. Presque tous pêcheurs, ils formaient une corporation d’environ six cents chefs de familles, qui nommaient chaque année quatre d’entre eux, appelés Probi homines piscatorum, pour juger souverainement les différends relatifs à leur industrie ; ce tribunal, qui subsiste encore, est probablement le plus ancien conseil de prud'hommes dont la France ait été dotée. Un rempart séparait les deux villes, qui communiquaient par une porte établie au milieu.     

Depuis l’établissement du pouvoir vicomtal jusqu’à son extinction (972-1214), les événements extérieurs favorisèrent la prospérité de Marseille et l’extension de son commerce. Les croisades firent affluer les pèlerins dans ses murs et les vaisseaux dans son port ; elles lui permirent, après la prise de Jérusalem, d’établir des comptoirs dans la Syrie, où bientôt elle exerça une sorte de suprématie commerciale. Grâce aux privilèges que les Marseillais obtinrent, notamment du seigneur de Beyrouth (1130), et de Foulques, roi de Jérusalem (1136), ils formèrent des espèces de colonies indépendantes dans les quartiers réservés, au sein des villes. Ils prêtèrent, en 1152, une somme considérable à Baudouin III. Le roi de Jérusalem leur témoigna sa reconnaissance par le don d’une maison, d’un four et d’une église dans la ville sainte et à Chypre, et d’une rue entière à Saint-Jean-d’Acre. L’acte de donation porte que les Marseillais avaient secouru les rois, ses prédécesseurs, de leurs biens et de leurs personnes, par terre et par mer, en la conquête de Jérusalem et de Tripoli. En 1187, le comte de Tyr, en considération des services qu’il avait reçus des habitants de Marseille, leur permit de négocier dans la ville de Tyr sans payer aucun droit, avec la faculté d’y entretenir un consul ; quelques années après, Amaury de Lusignan accorda un privilège semblable à ceux de leurs concitoyens établis dans Saint-Jean-d’Acre. Toutes les conventions qui règlent la position des Marseillais en Syrie, parlent de consuls ; avant eux, aucun peuple européen n’en avait établi dans le Levant. A cette époque, la législation commerciale de Marseille, déjà célèbre dans l’antiquité, servait de modèle aux peuples étrangers. On a lieu de croire que le code fameux, connu sous le nom de Consulat de la mer, et que tant de nations prétendent avoir rédigé, est l’ouvrage des Marseillais ; du moins est-il certain qu’un grand nombre de ses dispositions sont d’origine grecque, et se retrouvent dans les anciens statuts de la ville, auxquels ils ont été sans doute empruntés.

Lorsque les formes républicaines eurent été rétablies dans cette puissante cité, après l’extinction du pouvoir des vicomtes, un magistrat suprême, sous le nom de podestat, fut chargé de la haute administration, du pouvoir exécutif et du commandement des troupes ; il était élu pour un an et devait être choisi parmi les étrangers, afin qu’il ne fût pas soumis, dans l’exercice de son autorité, à des influences locales et à des considérations de famille. Le choix de ces chefs de la république marseillaise tomba le plus souvent sur des Italiens. Aucun historien n’en a donné la liste complète. On sait seulement le nom des podestats qui gouvernèrent la ville de 1222 à 1229 ; ce sont : Reforzat, Jacques Carlavaris de Orzano, Spinus de Surexina, Hugolin, Robert et Marrat de Saint-Martin. Leurs successeurs sont restés inconnus. Le podestat avait sous ses ordres immédiats un viguier ou lieutenant et trois syndics. Les finances étaient confiées à trois directeurs de la trésorerie, appelés clavaires. Trois archivaires remplissaient les fonctions de secrétaires d’état. Une amirauté, composée de six officiers, désignés sous le nom de prud'hommes de la guerre, dirigeait le département de la guerre et de la marine. Les six quartiers de la ville avaient chacun deux intendants chargés d’assurer les approvisionnements et de réprimer les fraudes des vendeurs. A côté du pouvoir exécutif, un grand conseil ou conseil général, était investi des pouvoirs les plus étendus et du droit de discuter les questions législatives. Il surveillait tous les fonctionnaires et pouvait les destituer dans le cas de mauvaise gestion. Ce conseil était composé de quatre-vingt-neuf membres, savoir : quatre-vingts bourgeois, négociants ou marchands, trois docteurs en droit et six chefs de métiers. Mais la véritable souveraineté résidait dans l’assemblée générale du peuple (parlamentum), à laquelle étaient appelés tous les citoyens de la ville inférieure ayant l’exercice de leurs droits civils. L’assentiment de cette assemblée était nécessaire dans toutes les affaires importantes ; elle seule pouvait faire la guerre ou la paix, conclure des traités de commerce et d’alliance, et ce n’est qu’après son approbation que les résolutions du grand conseil avaient force de loi. Par une singularité qui ne se rencontre peut-être dans l’histoire d’aucune autre ville, c’est dans un cimetière que se réunissait, au son des cloches, cette assemblée populaire. A l’exemple des autres Etats souverains, Marseille républicaine avait conservé l’ancien étendard des vicomtes. C’était une oriflamme de soie rouge découpée, à panonceau, sur laquelle était tracée l’image de saint Victor, à cheval, terrassant le dragon de l’idolâtrie.

L’indépendance de la ville inférieure contrastait avec l’état de la ville haute. Celle-ci restait soumise au pouvoir épiscopal ; elle essaya de s’y soustraire, mais cette tentative fut réprimée par l’évêque Pierre de Montluc (1219). La république de Marseille ne jouit ni longtemps ni sans trouble de sa complète liberté. Engagée d’abord dans la sanglante guerre des Albigeois, comme alliée du malheureux comte de Toulouse, elle eut ensuite plusieurs luttes à soutenir, tantôt contre l’évêque ou l’abbé de Saint-Victor, tantôt contre Raimond et Hugues de Baux, héritiers des vicomtes, qui voulaient ressaisir la portion aliénée du domaine seigneurial. Les intérêts de son commerce étaient garantis par des alliances avec les villes de Nice, de Gênes et d’Empurias ; Henri Ier, roi de Chypre, lui avait accordé des privilèges importants ; le comte Raimond-Béranger avait lui-même formé avec elle une ligue offensive et défensive (1220-1240). Mais lorsque ce prince eut entrepris de soumettre les villes libres de la Provence, Marseille, malgré l’appui du comte de Toulouse, se trouva trop faible pour résister. Le traité qu’elle fit avec Raimond-Béranger, en 1242, reconnut au comte de Provence les droits de suzeraineté et de chevauchée, et le privilège de battre monnaie, en maintenant toutefois la forme du gouvernement de la ville. Charles d’Anjou, successeur de Béranger, se montra plus hostile encore à la liberté marseillaise. Quand, à son retour de la Terre-Sainte, il résolut d’assujettir les cités provençales qui se gouvernaient encore en république, Marseille lui résista courageusement, et ce ne fut qu’après huit mois de guerre qu’elle consentit à faire la paix. Ses deux premiers traités avec ce prince furent conclus, l’un en 1252 et l’autre en 1253. La ville se soumit volontairement et à titre de donation aux comtes de Provence, sous la réserve de ses franchises et immunités qui lui conservaient l’image du gouvernement républicain.
D’injustes exactions de Charles firent recommencer la guerre, en 1256. Les Marseillais mirent à leur tête le comte Boniface de Castellane, dont la famille jouissait depuis longtemps d’un grand crédit parmi eux. Charles d’Anjou les assiégea, l’année suivante, et après avoir cruellement ravagé leur territoire, les força de lui ouvrir leurs portes ; ce ne fut pas, néanmoins, sans leur accorder des conditions honorables. Des chapitres de paix furent jurés avec solennité : la ville conserva une partie de ses prérogatives, notamment le droit de paix et de guerre, celui de ne payer aucun impôt ni taille sans le consentement des citoyens, et le privilège d’envoyer dans les pays étrangers des consuls exclusivement soumis à l’autorité des magistrats municipaux. Le comte se réserva pourtant la nomination d’un viguier qui gouvernerait la ville et présiderait le conseil, dont les membres seraient à son choix. Ce traité mit fin à la seconde république marseillaise, qui se trouva remplacée par une simple municipalité (1257). Selon la plupart des historiens, Charles d’Anjou se contenta de punir par l’exil les citoyens qui avaient dirigé la résistance ; mais si l’on en croit Guillaume de Nangis, sa vengeance fut plus cruelle. « Pour que ce mauvais exemple ne fut donné et pris, dit cet historien, le comte Charles fit, au milieu de la cité, devant tous, couper le chef à ceux qu’il sut avoir ému le peuple à rébellion. » Les différents traités conclus avec Charles d’Anjou n’avaient été consentis que par les habitants de la ville inférieure : ceux de la ville épiscopale y étaient demeurés étrangers ; mais l’évêque, qui était alors Benoît d’Alignano, fatigué des fréquentes tentatives que faisaient ses vassaux pour se soustraire à sa juridiction, céda tous ses droits seigneuriaux au comte, et les deux parties de la cité se trouvèrent dès lors régies par un gouvernement uniforme.

La perte de l’indépendance politique fut fatale à Marseille. Soumise à des princes qui, pour la plupart, ne connaissaient d’autre gloire que celle des combats, elle fut entraînée dans des guerres ruineuses ; il fallut enlever au commerce les flottes qui faisaient sa richesse, sa gloire et sa sécurité, et les armer pour d’autres intérêts que les siens. C’est alors que les républiques d’Italie s’emparèrent, à son préjudice, de tout le commerce du Levant. Les premiers temps de la domination des comtes de Provence à Marseille sont signalés par un assez petit nombre d’événements ; c’est dans cette ville que Charles d’Anjou s’embarque pour la conquête du royaume de Naples, après y avoir fait équiper trente galères (1265) ; c’est aussi à Marseille que Saint Louis organise les préparatifs de sa seconde croisade (1270). Charles II, en 1288, Robert le Bon en 1309, et Jeanne de Naples, en 1343, y font de solennelles entrées et jurent, dans le cimetière de l’église des Accoules, selon l’antique usage, d’observer les immunités et franchises accordées aux citoyens par les chapitres de paix de 1257. La reine Jeanne confirme aussi la réunion définitive des deux villes ; les Marseillais donnent à cette princesse des preuves éclatantes de dévouement : prisonnière de son compétiteur, Charles de Duras, elle est secourue par les galères marseillaises ; et plus tard, tandis que la Provence presque tout entière refuse de reconnaître Louis d’Anjou son héritier, Marseille embrasse sa cause avec ardeur. Louis II séjourna longtemps dans cette ville ; il accorda aux habitants l’exemption de toutes impositions et la permission de prêter sans usure à dix pour cent d’intérêt. (1406).
Lors de la guerre fatale que Louis III entreprit pour disputer à Alphonse d’Aragon le royaume de Naples, Marseille l’aida de ses trésors et de ses vaisseaux ; Alphonse se vengea en venant mettre le siège devant cette ville avec une escadre de huit galères, le 23 novembre 1423. Les magistrats organisèrent à la hâte quelques moyens de défense, et les moines de Saint-Victor firent entrer des munitions et des vivres dans leur abbaye, véritable forteresse à l’abri d’un coup de main. L’entrée du port fut vivement disputée, mais les Aragonais réussirent à rompre la chaîne, et leur débarquement s’effectua au milieu d’une grêle de traits et de grosses pierres qui pleuvaient sur eux du haut des forts de Saint-Jean et de Saint-Nicolas ; on se battit avec fureur sur le quai, et l’ennemi ne parvint à triompher d’une résistance désespérée qu’en mettant le feu aux maisons voisines du port. La flamme, poussée par le vent, propagea rapidement l’incendie dans la ville. « Il y eut, dit le vieil historien César Nostradamus, près de quatre cents maisons brûlées si outrageusement qu’on voyoit tomber de grands quartiers de murailles avec des éclats horribles et merveilleux, meslez parmi les cris et les hurlements des femmes eschevelées et des enfants esperdus ; ils tomboient morts d’espouvante, sans coups, les ungs sur les aultres. » Suivant une bulle du pape Martin V, citée par M. Julliany, le nombre des maisons incendiées se serait élevé non à quatre cents, mais à quatre mille, ce qui paraît exagéré. Alphonse avait promis le pillage de la ville à ses soldats, il ne retira pas sa promesse ; pendant plusieurs jours, les Aragonais y commirent tous les genres d’excès et n’épargnèrent que les habitants réfugiés dans les églises ; puis ils s’éloignèrent, emportant comme une glorieuse dépouille le corps de saint Louis, évêque de Toulouse, qu’ils avaient enlevé dans le couvent des Frères Mineurs.

Le successeur de Louis III, ce roi René si justement appelé le Bon, tenta de louables efforts pour dédommager la généreuse cité des malheurs qui la frappaient depuis qu’elle avait passé sous la domination de sa famille. Rien ne fut négligé par lui pour rendre quelque vie au commerce de Marseille ; il offrit un sauf-conduit « aux gens de toutes les nations chrétiennes et infidèles qui voudraient venir y commercer. » René aimait les travaux de l’industrie presque autant que ceux des arts et des lettres ; aussi habitait-il souvent Marseille. Il y fonda de nouvelles manufactures de soieries, de tanneries, de savonneries. Ce sont les fabriques marseillaises qui lui fournirent les vitraux « moult bien variolés et bien peints » qu’il envoya au roi de France. Ceux de l’église de Notre-Dame-des-Accoules, remarquables par leur beauté, datent de son règne, et un peu plus tard, deux peintres de Marseille, nommés Claude et Guillaume, acquirent tant de réputation dans ce genre de travail que le pape Jules II les appela à Rome pour peindre les verrières du Vatican. Marseille doit au roi René l’institution des juges de commerce et la réorganisation de son conseil de ville, dont les chefs, appelés auparavant syndics, reçurent le nom de consuls, et furent assistés d’un assesseur (1474-1475). Charles du Maine, qui succéda à René, son grand-oncle, en 1480, hérita de son affection pour les Marseillais et conçut le projet de fortifier leur ville. Il y mourut, le 11 décembre 1481, après avoir signé, en présence des consuls Sénas, Cassin et Silva, ce testament célèbre par lequel il donna la Provence au roi Louis XI.
La réunion de Marseille à la France accrut ses rapports avec le reste du royaume et ne changea pas d’une manière sensible sa position vis-à-vis des puissances étrangères. Pendant le règne de Charles VIII, elle fit avec la république de Gênes un traité qui stipulait l’établissement d’un tribunal spécial dans chacune des deux cités pour administrer, selon leurs coutumes, la justice aux Génois à Marseille, aux Marseillais à Gênes. A la même époque, à la suite de discussions survenues au sein du conseil municipal, cette institution fut encore une fois modifiée par un règlement que Charles VIII approuva suivant lettres patentes de l'année 1492. En exécution de ce règlement, le conseil de la ville se composa de soixante-douze membres, douze de chacun des six quartiers. Le conseil se renouvelait par tiers, chaque année, de la manière suivante : trois jours avant la Toussaint, époque à laquelle tous les nouveaux officiers devaient entrer en charge, l’assemblée étant réunie et au complet, vingt-quatre de ses membres, appelés les conseillers des honneurs, élus l’année précédente, se réunissaient à part avec le viguier et le notaire-secrétaire. Ils nommaient au scrutin vingt-quatre nouveaux conseillers, c’est-à-dire quatre par quartier, pour succéder aux sortants. Ils élisaient ensuite ceux qui, l’année suivante, devaient les remplacer eux-mêmes comme conseillers des honneurs ; ils s’occupaient enfin de la nomination des trois consuls, lesquels demeuraient un an en charge et recevaient chacun cinquante florins ; puis on élisait l’assesseur, les juges et les autres officiers. D’après le règlement, toute personne, même le viguier, qui pratiquait la fraude dans les élections, était complètement privée de ses prérogatives, réputée infâme et condamnée à une amende de vingt-cinq marcs d’argent envers le roi. Il était aussi fait défense aux conseillers de s’interrompre ou de s’injurier dans les délibérations, et, de peur que « des paroles on n’en vînt aux coups, » ils ne pouvaient entrer dans l’assemblée avec des armes.

Sous Louis XII, Marseille défendit avec succès contre les prétentions du nouveau parlement d’Aix l’important privilège de non extrahendo, en vertu duquel ses habitants avaient pour seuls juges les magistrats établis dans leur cité (1503). Vers la même époque, les Marseillais couvrirent la Méditerranée de leurs corsaires et portèrent un notable dommage au commerce de Venise, leur rivale. Ils commencèrent alors à établir des relations directes par mer avec les ports français de l’Océan, et on célébra, comme une entreprise neuve et hardie, l’expédition de quatre galères de Marseille à Brest. François Ier, au retour de son pèlerinage à la Sainte-Baume, en 1516, vint à Marseille accompagné de la reine Claude de France, sa femme, et y fut reçu avec d’éclatantes démonstrations de joie. Cinq ans plus tard, l’héroïque défense de cette ville rendit vaine l’entreprise impie de Charles de Bourbon contre la Provence, dont Charles-Quint l’avait nommé roi. A la nouvelle du passage du Var par le connétable, la résistance la plus vigoureuse et la mieux entendue avait été préparée sous la direction de Mirabel, habile ingénieur. Une milice bourgeoise de neuf mille hommes s’organisa spontanément, sous le commandement des quatre capitaines de quartier ; on plaça des canons sur le clocher de la Major, sur la tour de Notre-Dame-des-Accoules, sur l’éminence où sont aujourd’hui des moulins à vent. Des remparts à double tranchée furent construits à la Porte Royale.
Le 19 août 1524, Charles de Bourbon, à la tête des troupes impériales, arriva sous les murs de la ville : il occupa avec le marquis de Pescaire, son lieutenant, l'hôpital Saint-Lazare ; les lansquenets se logèrent à Portegalle ; les Espagnols et les Italiens se portèrent au chemin d’Aubagne. Les opérations du siège commencèrent, le 23, par une vive canonnade. L’artillerie marseillaise, dirigée par les capitaines Gabriel Vivaud et Jean de Caux, fit de grands ravages dans le camp ennemi. Une bombe, ayant pénétré dans la tente du marquis de Pescaire pendant que ce général entendait la messe, tua le prêtre et deux gentilshommes. Le connétable accourut. « Voyez, lui dit Pescaire en riant, ce sont les consuls de Marseille qui vous apportent les clefs de la ville. » Les Impériaux avaient poussé la tranchée assez près des remparts pour pratiquer une mine du côté de l’évêché : les assiégés opposèrent à ces travaux une contre-mine, et élevèrent en même temps une muraille de dix pieds de haut, derrière celle qui était la plus exposée au feu de l’ennemi. Il fallait garnir ce mur intérieur de pots à feu et de fagots goudronnés pour les lancer tout enflammés sur les assiégeants. Les femmes se mirent à l’œuvre avec une infatigable ardeur, et la cité reconnaissante, voulant consacrer le souvenir de leur courageux dévouement, appela cette fortification la Tranchée des Dames ; c’est aujourd’hui le Boulevard des Dames. Pendant trente-deux jours que dura la siège, l’énergie des Marseillais ne se démentit pas un instant, malgré le mauvais succès de quelques sorties. Vainement le canon des Impériaux, battant la tour Sainte-Paule, avait fait à la muraille une brèche de  sept toises de largeur ; aucun soldat ennemi ne put pénétrer dans la place. Enfin le 24 septembre, au soleil couchant, l’armée du connétable, après un long et sanglant assaut, est repoussée et s’éloigne laissant au pouvoir des assiégés la plus grande partie de son artillerie.

En 1533, la ville de Marseille fut témoin d’une des plus brillantes cérémonies qu’elle eût encore vues. François Ier et Clément VII y tinrent une conférence, à la suite de laquelle le pape célébra avec une grande pompe le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce, avec le dauphin Henri, depuis Henri II. La même année, le roi y réforma l’administration de la justice et y érigea un siège de sénéchal pour connaître des appellations des juges ordinaires. Le même édit décida que ce tribunal serait soumis à la juridiction du parlement d’Aix, qui serait obligé d’envoyer tous les ans à Marseille un président et six conseillers pour tenir ce qu’on appela depuis les grands jours, c’est-à-dire pour juger en dernier ressort les contestations entre les habitants. En 1538, Charles-Quint, maître d’Aix, tenta inutilement de s’emparer de Marseille. Son avant-garde, commandée par le marquis du Guast, le comte de Horn et le duc d’Albe, ayant été défaite sur la plage d’Aren par un détachement de troupes de la ville, il fut obligé de renoncer à ce dessein et de quitter la Provence.
Le règne de Henri II ne fut marqué à Marseille par aucun événement digne de mémoire ; on y jouissait d’un calme profond, lorsque le fléau des guerres religieuses envahit la France (1560). Le peuple se souleva contre les huguenots et en massacra plusieurs que l’humanité du juge Balthasar Catin ne put réussir à sauver. L’édit de janvier 1562, qui admettait la liberté de conscience, rencontra dans la ville la plus vive opposition. et la fermentation populaire ne s’apaisa qu’après que le conseil municipal eut obtenu de Charles IX des lettres par lesquelles le roi déclarait que l’édit ne devait pas être exécuté à Marseille. Le premier des trois consuls de la cité, Riquetti de Mirabeau, quoique très zélé catholique, était ennemi prononcé de tous les excès. Pour mettre les religionnaires à l’abri de la fureur du peuple, il les constitua prisonniers, en déclarant qu’ils étaient placés sous la sauvegarde de l’autorité municipale. Mais la populace se porta pendant la nuit aux prisons, s’empara de vive force de plusieurs protestants et les pendit à des arbres. Un autre religionnaire était menacé dans sa maison ; le consul, en voulant le protéger, faillit périr lui-même de la main de ces forcenés (1562). Deux années plus tard, Charles IX, visitant la Provence avec la reine-mère, le duc d’Anjou son frère et le jeune Henri de Béarn, fit son entrée solennelle à Marseille, le 6 novembre. La cour y passa huit jours au milieu de têtes somptueuses. Catherine de Médicis y revint, en 1579, quelques jours avant de signer à Aix l’édit qui, pour si peu de temps, mit un terme à la guerre civile.

L’année suivante, une peste, que le peuple appela la grande, mais que devait faire oublier une peste plus terrible, plus grande, plus mortelle encore, moissonna à Marseille au delà de vingt mille personnes. Les désordres de la Ligue suivirent de près cette horrible contagion. Le plus influent des ligueurs marseillais était Louis de La Motte Dariez, second consul. Sous le prétexte de seconder les vues du baron De Vins, qui venait d'être proclamé par les états chef de l’Union Catholique en Provence, Dariez avait entrepris de jouer à Marseille le rôle de dictateur. Il asservit le corps municipal à ses volontés, et, afin d’exercer sa tyrannie avec plus de sûreté, attira dans la rade les galères de Toscane. Rien alors ne put arrêter ses fureurs. Il ordonna aux habitants, sous peine de mort, d’arborer la croix blanche, signe distinctif des partisans de l’Union, et de dénoncer ceux qui étaient suspects de calvinisme. Les emprisonnements, les massacres, se renouvelèrent chaque jour ; l’évêque, Frédéric Ragueneau, fut obligé de chercher un refuge dans l’abbaye de Saint-Victor. Mais ce despotisme sanguinaire souleva à la fin l’indignation des partisans mêmes de Dariez. Les citoyens les plus notables, encouragés par un d’entre eux, François Bouquier, firent prendre les armes à quatre mille hommes de la milice bourgeoise. Le consul, arrêté au moment où il allait s’embarquer sur une galère florentine, fut conduit à l’hôtel de ville, jugé par le tribunal de la sénéchaussée, et condamné à mort. L’arrêt fut exécuté, le 13 avril 1585.
La majorité des habitants de Marseille, ceux-là même qui avaient détesté le joug de Dariez, étaient tout dévoués à la cause catholique. Ils se persuadèrent aisément que le parti de la Sainte-Union était celui de l’indépendance. Les ligueurs dominèrent dans le conseil municipal. Après une lutte sanglante, dans laquelle périt assassiné le consul royaliste Antoine Lenche, les bigarrats ou politiques eurent le dessous ; le gouverneur de Provence, Nogaret de La Valette, fut chassé de la ville, qui se mit en révolte ouverte contre l’autorité de Henri III (août 1588). Le règne de la Ligue à Marseille dura neuf années, toutes remplies de troubles et de violences. Les députés que la ville avait envoyés aux Etats de Blois s’y étaient fait remarquer par leur exaltation. Lorsqu’ils rentrèrent à Marseille, avec le baron De Vins, le peuple, que venait d’irriter encore la nouvelle de l’assassinat du duc de Guise, les accueillit avec enthousiasme, et le clergé, dans une procession solennelle, alla planter un crucifix sur la Porte Royale, « pour marquer, dit l’historien Ruffi, que la ville ne reconnoissoit autre roi ni maître que le Sauveur de nos âmes. »
Bientôt après, les élections municipales de l’année 1589 devinrent l’occasion de scènes déplorables. Le baron De Vins désirait que les fonctions de premier consul fussent confiées à Charles Casaulx, sa créature, dont la candidature était appuyée aussi par les trois consuls sortants, d’Albertas de Villecrose, Amiel et Morlan ; mais, sous l'influence du comte de Carces, un attroupement armé s’empara de l’hôtel de ville et signifia aux électeurs qu’il les mettrait en pièces si Pierre Caradet de Bourgogne n’était pas élu. Les officiers municipaux, intimidés, cédèrent à la violence. Le lendemain de l’élection de Pierre Caradet, les ennemis de Villecrose publièrent qu’on venait de découvrir les preuves de sa trahison, qu’il voulait livrer la ville au duc de Savoie, et que, par son ordre, des échelles étaient préparées pour faciliter aux ennemis l’escalade des remparts. La populace ameutée assaillit la maison de Villecrose, le saisit et l’entraîna vers la tour Saint-Jean ; mais avant d’y arriver, le malheureux consul expira sous cent coups de hallebarde : son cadavre ensanglanté fut traîné dans les rues.
Après la mort du baron de Vins, la comtesse de Saulx, sa belle-sœur, qui était devenue le véritable chef de la Ligue en Provence, jeta les yeux sur Charles Casaulx pour assurer à Marseille le succès de ses vues ambitieuses, et favoriser l’entreprise du duc de Savoie qu’elle avait appelé à son aide. Casaulx se prêta quelque temps à ce rôle. Il demanda hautement la présence du duc de Savoie, et, soutenu par la populace soulevée, il arracha le chaperon consulaire à Caradet et à Germain, les fit conduire en prison, et le lendemain, à la tète d’une troupe qui traînait plusieurs pièces de canon, il s’empara de l’hôtel de ville. A quelques jours de là, le 2 mars 1591, le duc de Savoie entra à Marseille avec la comtesse de Saulx, et y reçut les honneurs accordés aux têtes couronnées. Casaulx, qui avait usurpé tous les pouvoirs dans la ville, adressa au roi d’Espagne une députation pour le prier d’envoyer des troupes en Provence. Mais l’ambitieux ligueur cherchait des auxiliaires et non des maîtres. Dès qu’il vit son autorité établie, il parut s’effrayer, dans l’intérêt de la liberté, du formidable appareil de guerre que conduisait le duc de Savoie. Il souleva contre lui le conseil de ville, et ayant appelé aux armes tous les habitants, il reprit d’assaut le monastère de Saint-Victor dont les troupes étrangères s’étaient emparées. Le duc de Savoie fut obligé de s’éloigner. Mais la comtesse de Saulx balançait encore l’influence de Casaulx ; il la força aussi de quitter Marseille en faisant répandre secrètement contre elle des bruits calomnieux. La charge de premier consul, dans laquelle il se perpétua sans recourir à l’élection, assura son autorité, qui s’accrut encore lorsqu’il eut fait élire aux fonctions de viguier Louis d’Aix, homme dévoué à ses intérêts.

Ces duumvirs, ainsi les appellent quelques historiens, envoyèrent aux Etats Généraux de la Ligue réunis à Paris, des députés qui obtinrent de cette assemblée plusieurs privilèges pour les consuls marseillais. En même temps ils repoussèrent une attaque du duc d’épernon, qui avait cherché à surprendre la ville, au mois d’avril 1593. Enhardi par ce succès, Casaulx et Aix réprimèrent au dedans, avec énergie, plusieurs conjurations formées contre leur pouvoir ; mais leur position n’en devint pas moins très critique, lorsque, après la réconciliation du roi de Navarre avec Mayenne, celui-ci les eut engagés à se soumettre. Les duumvirs, toutefois, persistèrent dans la rébellion, et, pour se procurer des forces suffisantes, ils appelèrent dans le port les galères de Charles Doria, et conclurent avec le roi d’Espagne un traité portant en substance « que le but principal des parties contractantes étant la conservation de la sainte foi, on ne souffrirait dans Marseille et dans son territoire d’autre culte religieux que le culte catholique romain ; que cette ville ne reconnaîtrait point Henri de Bourbon pour roi ; qu’elle ouvrirait ses portes aux armées de Sa Majesté catholique et la fermerait à ses ennemis ; qu’elle ne contracterait aucune alliance sans le consentement de la cour d’Espagne ; qu'enfin, à ces conditions, le roi prendrait Marseille sous sa protection spéciale, lui fournirait de l’argent et des munitions de guerre et lui assurerait dans tous ses états la liberté du commerce. » En présence des stipulations de cet indigne traité, nous ne pouvons croire que Casaulx et Louis d’Aix fussent des patriotes dévoués à l’indépendance de leur ville natale, comme l’ont prétendu quelques historiens.
Avant l’expiration de l’année 1595, la Provence presque entière avait reconnu l’autorité de Henri IV ; Marseille seule résistait, confiante dans les promesses de Philippe II, qui avait envoyé des galères et des troupes. Un aventurier corse, nommé Pierre Libertat, capitaine à la solde du consul Casaulx, s’entendit avec le duc de Guise, et promit de faire périr Casaulx et de livrer la ville, moyennant des conditions exorbitantes que le duc soumit au roi. Libertat n’attendit pas la réponse, il avait demandé que le duc de Guise s’approchât avec son armée, afin de menacer Marseille et de déterminer le consul ou le viguier à sortir de la ville pour faire une reconnaissance. Ce fut Louis d’Aix qui, le matin, se trouvant à la porte Royale, vit avancer les royalistes. Il fit avertir Casaulx de venir garder la porte Royale, avec la troupe espagnole. En même temps il sortit avec ses mousquetaires pour aller en reconnaissance. Casaulx arriva bientôt de l’intérieur de la ville. Libertat courut au-devant de lui, et lui dit de se presser, parce que ses gens étaient déjà aux prises avec les royalistes. Il l’entraîna ainsi en avant de sa troupe ; mais à peine Casaulx avait-il passé la seconde porte que, la herse en ayant été abattue, il se trouva pris entre Libertat et quelques soldats vendus. « Qu’est ceci, mon compère ? » s’écria- t-il. — « Méchant homme, répondit Libertat, c’est à ce coup qu’il faut crier vive le roi ! » En même temps il le frappa de son épée, et Casaulx fut à l’instant achevé par ceux qui l’entouraient. Libertat, maître alors de la porte Royale fit entrer la troupe du duc de Guise. Les Espagnols, troublés, se dirigèrent vers le port, et Louis d’Aix, qui était rentré dans la ville par un autre côté, n’ayant pu se réunir avec les fils de Casaulx, ils finirent tous, après une courte résistance, par s’embarquer sur les galères de Doria, qui sortit du port et fit voile pour Gênes, où il déposa tous les fugitifs marseillais (février 1596).

Le duc de Guise entra à Marseille en triomphateur ; et Henri IV, en apprenant la réduction de cette ville, dit : C'est maintenant que je suis roi ! Libertat reçut un don de cent mille écus avec des lettres de noblesse et la charge de viguier. Après sa mort, en 1597, on lui éleva une statue, qui se trouve encore à l’hôtel de ville. Pendant la durée du pouvoir de la Ligue à Marseille (en 1591), le duc de Toscane, craignant que la maison de Savoie ne réunît la Provence à ses domaines, voulut s’emparer pour son propre compte des îles d’If et de Pomègues, situées devant la ville. Nicolas de Bausset, qui en était gouverneur, les remit, sans combat, au commandant des galères du duc ; mais le château d’If, bâti en 1529, par François Ier, dans la première de ces îles, resta occupé par une garnison française. Les Toscans demeurèrent maîtres des îles d'If et de Pomègues jusqu’en 1611.

Avant de poursuivre l’histoire de Marseille, sous la domination définitive de la France, jetons un coup d’œil sur l’état intellectuel et matériel de cette ville à la fin du XVIe siècle. La culture des lettres et des sciences s’y était soutenue, durant tout le cours du moyen âge. Elle avait donné le jour, dans le XIIe siècle, au troubadour Fouquet, moins connu par ses poésies que par le rôle sanguinaire qu’il joua, comme évêque de Toulouse, dans la guerre des Albigeois. Elle avait vu naître, environ deux cents ans plus tard, Rostang Bérenguier, auteur d’un poème provençal sur les templiers, et Guillaume Angelic, renommé pour son savoir dans les mathématiques et dans l’art de guérir. Dans les premières années du XVIe siècle, Marseille avait produit les jurisconsultes Rondolin et Maysonni, le voyageur Vincent Leblanc, et le grammairien Honoré Rambaud. Vers l’époque à laquelle nous sommes arrivés, cette ville comptait parmi ses illustrations : Honoré d’Urfé, que le roman d’Astrée a rendu célèbre ; Charles Féau, dont les vers faciles étaient fort applaudis, et une femme poète d’un vrai talent, la fille de Philippe Altovitis. L’établissement de l’imprimerie à Marseille ne date que de 1591. Le premier livre qu’on y ait publié parut, l’année suivante, sous le titre de : Obros et Rimos provenssalos de Loys de la Bellaudière, revioudados per Pierre Pau. La population de la grande cité maritime s’accroissait sans cesse de familles étrangères qui venaient s’y établir, « non pour courre la bague, pour danser des ballets, dit un vieil historien, mais pour se faire riches par le négoce. » Le nombre des habitants était alors de 70 à 75,000. La muraille qui séparait la ville haute de la ville basse ayant été démolie, au XIVe siècle, une nouvelle enceinte avait été tracée ; elle subsistait encore, à la fin du XVIe, un peu diminuée cependant du côté de l’ouest par les envahissements de la mer. Cette enceinte avait quatre entrées : la porte d’Aix, celle de la Frache, porta Fracta, celle du Marché, et la porte Royale.
Le règne de Henri IV fut signalé à Marseille par la répression d’une tentative des Florentins pour s’emparer du château d’If (1598), et par les fêtes que le viguier et les consuls donnèrent à Marie de Médicis lorsqu’elle débarqua dans ce port pour aller épouser le roi de France (novembre 1600). Le système de prohibition des produits étrangers, établi par Sully pour protéger l’industrie naissante de la France, ne s’étendit point à Marseille, qui resta port franc ; mais une ligne de douanes fut établie autour de la ville ; les relations des Marseillais avec le reste du royaume en souffrirent, et la plupart des produits de ses manufactures n’eurent plus de débouchés qu’à l’extérieur ; les courses des corsaires barbaresques dans la Méditerranée achevèrent, quelques années après, de ruiner son commerce. Malgré cet état de pénurie, les consuls de Marseille offrirent au roi Louis XIII, en 1621, un don considérable pour les frais de la guerre de Languedoc ; ce roi vint les en remercier, après le siège de Montpellier, et fut reçu dans la ville avec magnificence (7 novembre 1022). La fin de son règne et les premières années de celui de son successeur virent décroître encore la prospérité de Marseille, sous l’influence de troubles graves causés par les modifications continuelles apportées au mode d’élection des magistrats de la cité. Un mouvement insurrectionnel, principalement dirigé par Gaspard de Glandèves Nioselles, éclata, en 1658, et ne fut réprimé qu’avec beaucoup de peine par le duc de Mercœur, gouverneur de Provence. Après la punition des révoltés, Louis XIV arriva à Marseille, le 2 mars 1660, et fit son entrée par la brèche, accompagné de la reine-mère, du duc d’Anjou et du cardinal Mazarin. Pour prévenir le retour des désordres, il fit construire les deux forts de Saint-Jean et de Saint-Nicolas et abolit le consulat. Le gouvernement de la ville fut confié à un viguier qui devait être choisi par le roi, de deux en deux ans, gentilhomme de nom et d’armes, étranger à Marseille, recevant trois mille livres par an de la communauté ; il présidait le conseil de ville. Les deux échevins, dont le nombre fut doublé, en 1662, le suppléaient en son absence ; ils étaient élus, chaque année, aussi bien que l’assesseur, par le conseil de ville, composé de soixante-six membres. Ce conseil nommait ensuite au scrutin, sur leur proposition, les quatre capitaines de quartier, les juges de commerce, les trésoriers, les officiers supérieurs. Aucune imposition nouvelle ne pouvait être mise sans autorisation expresse du roi.

On voit que Louis XIV donna au pouvoir central une assez large part dans l’administration de la cité ; cependant, comme le remarque M. Julliany, la nomination des fonctionnaires par le conseil municipal, entre les mains duquel se trouvait concentré le pouvoir judiciaire, administratif et financier, les noms mêmes du gouverneur et des principaux officiers empruntés aux institutions du moyen âge, prouvent que le roi avait voulu ménager les souvenirs et la susceptibilité de cette république marchande dont la liberté avait péri dans l’anarchie parce qu’elle manquait de contre-poids. Marseille ne redevint florissante que sous le ministère de Colbert : par les sages mesures que prit ce grand ministre pour rendre libres les transactions des négociants français avec l’étranger, le commerce de cette ville reprit une partie de son ancienne importance. L’édit du mois de mars 1669, qui constituait ou plutôt rétablissait la franchise du port de Marseille, produisit surtout les plus heureux résultats. Avant Colbert, la marine marseillaise n’occupait que deux cents navires environ ; ce nombre fut porté, en quelques années, à quinze cents. L’enceinte de la cité était devenue insuffisante : de vastes quartiers furent créés, entre autres le Cours, la Canebière, les Allées. La ville, bornée jusqu’alors à la porte Royale, franchit ses remparts et s’étendit jusqu’à la plaine Saint-Michel, aux Allées, aux portes de Rome et de Paris. Le génie de Puget se plut à embellir sa ville natale de magnifiques constructions. Dans le même temps, d’autres Marseillais se distinguaient à des titres divers : c’étaient Jules Mascaron, prédicateur, célèbre surtout par son oraison funèbre de Turenne ; Pierre d'Hozier, le savant généalogiste ; les historiens Antoine de Ruffi et Marchetti ; le poète latin Balthasar de Vias et le botaniste Plumier.

Nous voici arrivés à l’événement le plus tristement mémorable de l’histoire de Marseille, à la grande peste de 1720. A plusieurs reprises dans le XVIe siècle, neuf fois dans le XVe, et vingt fois au moins depuis Jules-César, cette affreuse épidémie avait dévasté la ville ; mais à aucune époque la contagion ne s’y était montrée si maligne, si obstinée, si mortelle dans ses ravages. La malheureuse cité eût été frappée des sept plaies d’égypte, qu’elle n’eût pas souffert davantage. L’épidémie vint d’Afrique, ce brûlant foyer de la peste, et fut apportée par le Grand Saint-Antoine, navire marseillais que commandait le capitaine Chataud. Ce bâtiment, parti de Seïde le 31 janvier 1720, alla se réparer dans le port de Tripoli de Syrie, ayant à bord quelques Turcs qu’il devait déposer à l’île de Chypre. On lui délivra à Tripoli une patente nette, bien que la peste régnât dans ces parages ; trois Turcs et trois matelots moururent dans la traversée ; le capitaine, après avoir relâché à Livourne, entra à Marseille le 25 mai, et ne fut point soumis à la quarantaine ; il ne tarda pas à périr, victime de la contagion, avec toute sa famille. La peste se répandit ensuite dans la ville et y exerça ses ravages avec d’autant plus de rapidité, que les médecins et les magistrats s’opiniâtrèrent d’abord à nier sa présence. Les efforts courageux et persévérants d’un jeune médecin nommé Peyssonel éveillèrent enfin la sollicitude des échevins et celle du parlement de Provence, qui, le 2 juillet, défendit, sous peine de mort, toute communication entre les habitants de la province et Marseille ; mais il rendait en même temps sa défense illusoire en persistant à déclarer que la maladie n’était nullement contagieuse, bien que les médecins récemment appelés de Montpellier, Chicoyneau et Verny entre autres, eussent constaté ses caractères pestilentiels.
Au début, c’étaient une céphalalgie, des nausées, une prostration générale, des vomissements, des vertiges, un état fébrile ; les malades mouraient quelquefois sans aucun signe précurseur, mais le plus grand nombre succombaient le second et le troisième jour ; passé ce terme, il y avait espoir de guérison. Les prescriptions de quelques médecins furent dans les premiers instants non-seulement inefficaces, mais nuisibles ; par exemple, on alluma de grands feux, pendant trois jours, sur les places publiques et devant les maisons infectées ; on brûla du soufre pour purifier les hardes, les habits et les demeures des pestiférés. Or l’air, ainsi chargé de vapeurs noirâtres et brûlantes, rendait encore plus intolérables les ardeurs d’un été méridional ; et, comme on aurait dû s’y attendre, la contagion n’en devint que plus active. Une foule d’habitants abandonnèrent leurs maisons et se réfugièrent dans les campagnes voisines ; d’autres s’établirent sous des tentes, dans la plaine Saint-Michel, sur les bords de l’Huveaune, ou le long des ruisseaux ; un grand nombre se fixèrent près des remparts ; on en vit même qui cherchèrent un asile dans les creux des rochers, au fond des cavernes ; les marins, embarqués avec leurs familles sur des vaisseaux ou des canots, se tenaient au large dans la rade, offrant ainsi au milieu des eaux une ville flottante. Les administrations et quelques ordres religieux (ce fut à la vérité le plus petit nombre) désertèrent la ville.
L’évêque Belzunce, dont on connaît le dévouement sublime, refusa de s’éloigner ; tant que dura le fléau, il prodigua ses soins aux malades avec la plus touchante charité. Les curés des paroisses, le premier échevin Estelle et quelques notables, parmi lesquels se distingua surtout le chevalier Roze, secondèrent ses efforts, et par de sages mesures assurèrent l’approvisionnement de la ville. Cette abnégation courageuse excita partout l’intérêt et l’admiration ; le pape envoya trois mille charges de blé aux Marseillais et publia des indulgences « en faveur de ceux qui donneraient à boire ou à manger aux pestiférés ou aux personnes qu’on soupçonnait de l’être. » La peste ne cessa entièrement à Marseille qu’au mois d’août 1721. Dans l’espace de treize mois, la population de la ville, qui était auparavant de 90.000 habitants, fut réduite à 50,000 environ. L'activité persévérante du génie marseillais ne tarda pas à cicatriser ces profondes blessures. Le duc de Richelieu, en 1755, trouva dans la commune et dans la marine de Marseille d'immenses ressources pour les approvisionnements et les transports de son expédition de Mahon. En 1778, la population avait atteint de nouveau le chiffre de 90,000 habitants. C’est, en effet, du règne de Louis XV que datent la fondation de l'ancienne Académie des belles-lettres de Marseille (1726), et celle de son Académie de peinture et de sculpture (1756). Les plus vastes hôtels des nouveaux quartiers appartiennent aussi à cette époque, et attestent l’opulence des négociants auxquels ils étaient destinés. Marseille garde le souvenir  de plusieurs de ces hommes recommandables dont les richesses n’étaient point enviées, parce qu’elles furent consacrées à des entreprises utiles au pays. Nous citerons parmi eux : Georges Roux, premier échevin, conseiller d état et chevalier de Saint-Michel ; Rémuzat et Borrély. Pendant la guerre d’Amérique, les navires du commerce marseillais avaient reçu de la marine royale une protection efficace. La ville en témoigna magnifiquement sa reconnaissance au roi en lui offrant un vaisseau à trois ponts, Commerce de Marseille, pour lequel les négociants votèrent un don de quinze cent mille livres (1782).

Les Marseillais adoptèrent avec ardeur les principes de la révolution de 1789 ; ils décernèrent à Mirabeau une magnifique ovation populaire, quoique cet illustre citoyen, élu député aux états-Généraux, à Aix et à Marseille, eût opté pour la capitale de la Provence. Au Grand-Théâtre, les dames le couronnèrent de lauriers ; tandis qu’au bruit des applaudissements publics, on y déclamait des vers à sa louange. Des troubles suivirent ces premiers moments d’enthousiasme. Une fourniture adjugée à un riche fermier, nommé Rebufel, en fut l’occasion. La populace pilla la maison du traitant, et, quelques jours après, menaça de dévaster les magasins de la Rive-Neuve ; mais la garde civique, promptement organisée, dispersa les malfaiteurs. Le conseil municipal changea spontanément sa constitution politique ; il appela dans son sein les habitants de toutes les classes et des députés de toutes les corporations ; cette assemblée s’appela le conseil des trois ordres (mars 1789). A la sollicitation de M. des Gallois de Latour, intendant de Provence, le comte de Caraman se rendit d’Aix à Marseille avec un corps de huit mille hommes, vers la fin du mois de mai ; il y opéra une sorte de contre-révolution, réinstalla le conseil des trois ordres, et substitua une garde bourgeoise à la garde nationale ; mais les habitants armés s’y étant opposés, M. de Caraman, à la prière de M. de Fortia de Piles, viguier, consentit à entrer seul dans la ville.
Son premier soin fut de l’établir le conseil sur ses anciennes bases et de créer, en remplacement de la milice qui venait d’être improvisée, une garde bourgeoise dont les officiers furent choisis parmi la noblesse et les principaux négociants. Bientôt néanmoins le vœu des corporations le détermina à reconstituer l'assemblée des trois ordres, qui, le 30 juillet, déclara l’intendant Latour auteur des calamités dont la province avait à souffrir, et défendit toute communication avec lui. La garde bourgeoise devint aussi l’objet de l’animadversion du peuple ; des collisions sanglantes s’engagèrent entre elle et les amis les plus ardents de la milice licenciée. Dans une de ces luttes fatales, quarante personnes furent blessées trois autres tuées. Une foule immense, trainant le cadavre d'une des victimes, vint demander vengeance à l’échevin Laflèche et pilla sa demeure. En vain M. de Caraman essaya d’apaiser les esprits, en parcourant les rues à cheval ; des clameurs furieuses l’obligèrent de se retirer, et le lendemain les troupes entrèrent dans la ville. Bournissac, prévôt général des maréchaussées de Provence, arriva à leur suite pour punir les coupables ; il nomma un tribunal prévôtal qui fit enfermer au château d’If les plus chauds patriotes, entre autres Rebecquy, Granet, Barbaroux et Blanc-Gilly, qui passaient pour les instigateurs des derniers troubles.
Cependant d’André, député d’Aix à l’Assemblée Nationale, fut envoyé par le roi à Marseille, en qualité de commissaire pacificateur, et, de concert avec M. de Caraman, abolit le conseil des trois ordres. En même temps, l’Assemblée s’occupait de la procédure prévôtale commencée. Mirabeau tonna contre Bournissac ; les autres députés marseillais parlèrent dans le même sens, et le 8 décembre 1789, un décret enleva au prévôt l’instruction de l’affaire, qui fut renvoyée à la sénéchaussée. La loi sur la constitution des municipalités du royaume acheva de ramener momentanément la tranquillité dans Marseille. Le corps municipal, composé d'un maire, de vingt conseillers, d’un procureur de la commune et de son substitut, prit le titre de conseil général de la commune. MM. de Caraman et d’André sortirent de la ville ; la nouvelle municipalité, dans ses premières séances, fit mettre en liberté les personnes emprisonnées par ordre de Bournissac, cassa la garde bourgeoise, et organisa la garde nationale (février 1790). Ces mesures ne suffirent pas longtemps à calmer l’effervescence populaire. Un club se forma, avec l’autorisation de la municipalité, sous le nom d'assemblée patriotique des amis de la constitution. Les plus ardents démocrates y déclamaient avec violence : en exaltant les vainqueurs de la Bastille, ils résolurent de s’emparer des forts et de la citadelle de Notre-dame-de-la-Garde, élevés par Louis XIV. Cette résolution, adoptée par la municipalité, est bientôt mise à exécution. La citadelle et le fort de Saint-Nicolas sont occupés presque sans résistance. Le conseil de la commune traite également avec le commandant du fort Saint-Jean des conditions auxquelles cette forteresse sera rendue ; mais le major de Baussen, commandant en second, refuse de signer la capitulation.
On répand alors le faux bruit que cet officier veut mettre le feu à la poudrière. Le lendemain, une foule armée prend possession de la place, poursuit le malheureux commandant dans la chambre où il s’est caché, le massacre, et promène sa tête en triomphe dans les rues de la ville. Un décret de l’Assemblée Nationale, parvenu à Marseille, le 17 mai, ordonnait que la milice citoyenne évacuerait les forts ; mais le peuple s’y maintint malgré les injonctions de la municipalité, et commença à démolir le donjon de la citadelle. Le conseil général, hors d’état de résister à ce mouvement, crut devoir y céder en partie, en ordonnant qu’on démolirait seulement les batteries qui menaçaient la ville. Signalée dans l’Assemblée Nationale par d’André, comme livrée à l’anarchie, la commune de Marseille envoya à Paris des députés extraordinaires pour justifier sa conduite ; alors un décret, sanctionné par le roi, ayant prescrit d’arrêter la démolition du fort, la municipalité le fit proclamer sur les places publiques, et les travailleurs se retirèrent à la première sommation. Le club de Marseille, qui grandissait chaque jour en force et en audace, avait déclaré ennemi du bien public, Léotaud, commandant en chef de la garde nationale, qu’on soupçonnait d’opinions aristocratiques ; ce général fut arrêté, et une procédure s’instruisait contre lui lorsqu’un décret de la Constituante ordonna sa mise en liberté. Léotaud sortit de prison, à la faveur d’un déguisement que lui avaient procuré les soldats du régiment suisse d’Ernest.

Au commencement de l’année 1792, la commune de Marseille chargea Barbaroux et Loys, officier municipal, d’aller dénoncer à Paris la conduite du directoire des Bouches-du-Rhône, qui semblait protéger les chiffonistes ou contre-révolutionnaires d’Arles. Barbaroux obtint de l’Assemblée Constituante un décret qui mandait à sa barre le directoire du département. Cette mesure ne satisfit pas l’impatience du club marseillais. Quinze cents volontaires rassemblés dans la ville, en quelques heures, firent mettre bas les armes au régiment suisse d’Ernest, en garnison à Aix ; puis, renforcés de quatre mille hommes de garde nationale conduits par Rebecquy et Bertin, ils marchèrent sur Arles, que les insurgés venaient d’abandonner, entrèrent dans la ville, et en firent démolir les murailles, au mépris des ordres du pouvoir exécutif et de Witgenstein, général de l’armée du Midi (mars 1792). Lorsque Louis XVI eut refusé de sanctionner la loi qui prescrivait la réunion de vingt mille gardes nationaux sous les murs de Paris, Barbaroux, dans une conférence avec Roland, résolut d’exécuter ce décret, malgré le veto royal, et demanda à ses compatriotes un bataillon et deux pièces de canon. Au mois de juin 1792, le conseil général de la commune ordonna la formation de ce bataillon célèbre ; il fut composé de cinq cents hommes et placé sous le commandement de Moisson. Ce fut quelques jours avant son départ pour Paris, que Mireur, député du club de Montpellier, fit entendre pour la première fois, à Marseille, dans un banquet patriotique, le fameux chant que Rouget de l’Isle venait de composer. Alexandre Ricord et Moulin, présents au banquet, demandèrent les paroles de cet hymne sublime, et les insérèrent le lendemain dans un journal de la ville, sous le titre de Chant de guerre, aux armées des frontières, sur l’air de Sargaires. On sait quelle a été l’influence de la Marseillaise, adoptée d’enthousiasme par le bataillon ; on sait aussi le rôle que joua ce corps de volontaires, à Paris, dans la journée du 10 août 1792.

Le reste de l’histoire de Marseille, sous la République, n’est qu’une longue suite de scènes d’anarchie. Nous nous bornerons à en rappeler les principaux faits. Le triomphe de la Montagne dans la Convention amena dans cette ville une réaction momentanée, dirigée, suivant quelques historiens, dans le sens des Girondins, ou, selon d’autres, secrètement excitée par les royalistes. Les Marseillais se révoltèrent ouvertement contre la Convention, et tentèrent de soulever le Midi. On n’a pas oublié l’appellation de Commune sans Nom que la colère de cette terrible assemblée voulut infliger à la ville rebelle. Le général Cartaux, envoyé pour la punir, battit, sur les hauteurs de Fabregoule, les troupes départementales des Bouches-du-Rhône, et y fit son entrée, le surlendemain, 25 août 1793. Le régime de la terreur s’appesantit alors sur la malheureuse cité. Tandis que Barbaroux, le plus célèbre de ses députés, était exécuté à Castillou, près de Bordeaux, le tribunal révolutionnaire répandait le sang de ses meilleurs citoyens. Ses plus beaux édifices furent démolis ; on résolut de combler son port avec les débris de son hôtel de ville, et cette œuvre de destruction eût été consommée sans les sollicitations de Granet, député du département. Nous avons à noter, pour l'histoire de cette époque, l'emprisonnement du duc d’Orléans et de sa famille au fort de Notre-Dame-de-la-Garde, d’où il ne sortit, le 23 octobre 1793, que pour être conduit à Paris et y périr sur l’échafaud, treize jours après. La perte des colonies avait porté un coup funeste au commerce de Marseille ; l’expédition d’égypte anéantit ses relations avec le Levant. La défaite navale d’Aboukir lui coûta cent vingt-cinq vaisseaux avec leurs équipages, et laissa sa marine marchande sans protection, en livrant la Méditerranée aux Anglais. Les guerres de l’empire ne furent pas moins funestes à cette industrieuse cité. Aussi accueillit-elle avec joie le retour de la paix qui lui rouvrit les mers ; sa prospérité s’accrut rapidement durant les quinze années de la Restauration. Marseille contribua puissamment au succès de l’expédition d’Alger par les ressources que sa marine mit à la disposition du gouvernement. Pendant les mois de mars, d’avril et de mai 1830, trois mille huit cent trente-cinq ouvriers furent occupés dans son port aux préparatifs de cette grande expédition. Le commerce marseillais fournit à la marine royale, outre des approvisionnements de toute espèce, trois cent cinquante-sept navires de transport, jaugeant ensemble plus de soixante et onze mille tonneaux, et cent vingt-cinq bateaux armés pour le débarquement des troupes. Tous ces transports, équipés et installés avec une rapidité merveilleuse, appareillèrent de Marseille, dans la première quinzaine de mai, pour aller rallier l’armée navale dans le port de Toulon. Marseille peut donc revendiquer sa part dans la conquête de l’Algérie, mais il faut dire en même temps qu’aucune ville n’en a recueilli de plus heureux fruits. Depuis lors, elle n’a cessé de grandir en importance, en richesse et en population.

Nous avons nommé la plupart des hommes célèbres que la ville de Marseille a produits, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Parmi ceux auxquels elle a donné le jour, dans les périodes suivantes, nous citerons l’abbé Barthélemy, auteur du Voyage d’Anacharsis ; le grammairien Dumarsais ; l’antiquaire Grosson ; le peintre Serre : Pessouel, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; le conventionnel Barbaroux ; le marquis De Pastoret, député à l’Assemblée législative ; et Lantier, auteur du Voyage d’Antènor. La plus grande illustration contemporaine de Marseille est M. Adolphe Thiers. Les deux Méry, M. Louis Reybaud, M. Léon Gozlan et les généraux Victor Hugues et Gaspard de Gardanne sont nés aussi dans cette ville.

 

Description de Marseille
Nous terminerons cette notice par un aperçu statistique et topographique sur le port de Marseille, que nous devons à l’obligeance de notre collaborateur M. Baude.

« Partout, dit-il, où se trouve le terme et le point de départ d’une navigation, il se fonde une ville. Lorsque, 599 ans avant J.-C., les Phocéens envoyèrent une colonie aux lieux où est actuellement située Marseille, ce peuple navigateur connaissait dès longtemps le bassin presque rectangulaire, d’un kilomètre de long sur près de trois cents mètres de large, que la nature a creusé de ses mains dans la roche calcaire dont se compose, sur une si longue étendue, la côte de Provence. A l’est, ils n’avaient trouvé aucun abri qui, pour l’étendue et la sûreté, approchât de celui-ci. Si favorables que fussent à la navigation les nombreuses dentelures de ce rivage, elles n’offraient aux navires, nulle part ailleurs d’anse qui fût complète sans le secours de l’art : à l’ouest, s’étendait au loin une côte basse, brumeuse, ensablée par alluvions du Rhône, insalubre à cause des marécages dont elle n’est pas encore purgée. Qu’on le considérât en lui-même ou dans ses rapports avec les pays voisins, ce port si profond, si bien protégé contre les vents, appelait une des métropoles du commerce de la Méditerranée, et il a tenu tout ce qu’il promettait. Marseille occupe une de ces situations heureuses dont aucun événement humain ne saurait détruire les avantages : tant que la mer qui la baigne sera sillonnée par des vaisseaux ; tant que la terre au bord de laquelle elle est assise sera fécondée par l’agriculture, les arts et l’industrie, c’est dans ses murs que se donneront rendez-vous les hommes qui passeront de l’une à l’autre, et que se consommeront les échanges entre les produits de la France et ceux des régions si diverses qui enveloppent la Méditerranée.

« Le port de Marseille occupe, s'il est permis d’emprunter cette expression à la Sicile, le fond d une connue formée par les montagnes environnantes. Cette conque est très loin d’avoir la richesse de celle de Païenne : des roches aiguës se projettent, de tous côtés, sur l’azur du ciel ; leurs pentes, jadis couvertes de bois, dont Lucain chanta la fraîcheur et que Trebonius, lieutenant de César, détruisit pour construire les circonvallations du siège de la ville, sont aujourd’hui dépouillées de verdure ; le sol du voisinage est toujours ce sol maigre, rebelle à la culture des céréales, mais favorable à celle de la vigne et de l’olivier, que décrivait Strabon ; comme autrefois il est affligé de longues sécheresses, et les pluies qui devraient l’humecter y sont rares et torrentielles. D’après les remarques faites à l’observatoire de Marseille, il n’y tombe dans les années sèches que 0m339 de hauteur d’eau ; dans les années moyennes que 0m 590, et dans les années très pluvieuses que 0m 722. On évalue qu’au nord de la chaîne de Sainte-Victoire, les pluies sont d’un tiers plus abondantes. Ce défaut du climat est à la veille d’être corrigé par le canal qui amènera les eaux de la Durance sur les hauteurs qui dominent la ville du côté du nord. Ce canal, l’un des monuments hydrauliques les plus remarquables de notre temps, dotera les habitants de Marseille d’un approvisionnement d’eau d’un hectolitre par jour et par tête, et, indépendamment d’un si puissant élément de salubrité, il fournira à la banlieue des forces motrices considérables et des moyens d’irrigation qui en changeront tout l’aspect.

« Malgré sa haute antiquité, son origine grecque, sa prospérité romaine, et son importance commerciale, à toutes les époques où la navigation de la Méditerranée a joui de quelque liberté, Marseille ne possède aucun monument comparable à ceux dont s’honorent beaucoup de nos villes de troisième ordre. Tous ceux qu’aurait pu lui léguer l’antiquité, ont disparu au milieu des malheurs qui ont frappé la cité à diverses époques. Elle est plusieurs fois ressortie de ses cendres, mais toujours avec les caractères d'un établissement nouveau. Son port seul restait, comme base industrielle de sa future prospérité, et si les anciens habitants avaient été étouffés sous les décombres de leurs maisons, il s’en présentait bientôt de nouveaux pour les remplacer. L’aspect actuel de l’intérieur de Marseille correspond à son histoire. Dans cette ancienne république, le sentiment de l’égalité s’est, de tout temps, maintenu plus fort et plus vivace que dans aucune autre ville de France : il semble avoir présidé, dans la moderne comme dans la vieille cité, à l'édification de toutes les habitations particulières ; le seul hôtel dont il semble avoir toléré la construction, est celui de la préfecture, et cette exception est justifiée par le service public auquel il est affecté. Le port, ouvert à l’ouest, s’enfonce dans la direction du levant ; le vieux Marseille s’étage, du côté du nord : le commerce devait prendre de préférence cette position, parce qu’elle répond aux arrivages du côté de la terre et à la partie du bassin où l’eau a le plus de profondeur ; la rive opposée n'a dû qu à des travaux d'approfondissement très récents l’avantage de pouvoir recueillir toutes sortes de navires.

« Au commencement du règne de Louis XIV, la ville n’enveloppait pas comme aujourd'hui tout le port ; elle ne dépassait pas, au sud, la Canebière, dont l’emplacement était occupé par une fortification qui fut détruite lorsque Vauban l’eut rendue inutile par la construction du fort Saint-Nicolas. Ce quartier a conservé ses rues tortueuses, inégales, étroites, ses hautes et sombres maisons ; il est encore à peu près tel qu’on le voyait il y a deux cents ans. Le haut commerce l’a dès longtemps déserté, et, à partir du dernier tiers du XVIIe siècle, une nouvelle ville s’est élevée à côté de l’ancienne, sur un terrain moins accidenté : percée de rues larges et droites, elle est traversée en différents sens par des allées plantées d’arbres, et la régularité de ses constructions n’exclut pas la variété des aspects. Cette partie de Marseille a pourtant pris de prodigieux accroissements depuis trente années, et l’on peut juger de ses développements successifs au mouvement de la population qu’il a fallu y loger. En 1694, Marseille comptait 87,700 habitants, et semblait avoir à peu près atteint l’état normal que comportaient les relations de cette époque ; en effet, près d’un siècle plus tard, un dénombrement, celui de 1770, y signalait l’existence de 90,056 âmes. Les recensements opérés de nos jours constatent, en 1811, 96,271 habitants ; en 1827, 115,943 ; en 1836, 146,360, et en 1846, 183,186. D’où il suit que la population a presque doublé en trente- cinq ans. Cette marche est, du reste, la conséquence de celle de l’industrie et du commerce de la ville. Il y a là un mouvement d’ascension qui tient du prodige.
« Les douanes de la direction de Marseille ont rendu en 1810 3,221,800 fr. ; en 1815, 4,953,165 ; en 1820, 13,096,610 ; en 1825, 19,760,215 ; en 1830, 22,183,166 ; en 1835, 26,809,217 ; en 1840, 30,050,925 ; et en 1845, 35,977,045. La masse des échanges s’est encore plus accrue que les perceptions auxquelles elle a donné lieu ; car depuis les premiers droits de douane adoptés sous la Restauration, l’abaissement des tarifs a été continu. Si les débuts de la période quinquennale dans laquelle nous entrons ne sont pas trompeurs, l’année 1850 ressemblera à celle qui l’ont précédée. Il est superflu de remarquer que les progrès du commerce de Marseille avec l’étranger donnent une mesure assez exacte de ceux de son commerce avec l’intérieur de la France. Le développement maritime a naturellement marché du môme pas que le développement commercial : à ces populations qui se pressaient dans les murs de la ville, à ces constructions nombreuses qui s’élevaient pour les recevoir, correspondaient de nouveaux arrivages de navires, et la nécessité d’élargir le port s’est fait sentir en môme temps que celle de reculer l’enceinte territoriale. Le vieux port a un peu plus de vingt-huit hectares de superficie : sous l’ancien régime, il recevait, sans trop de gêne, les bâtiments en quarantaine ; dès 1821, on jugea nécessaire de livrer la place qu’ils occupaient aux navires en libre pratique, et l’on créa pour eux, à quatre mille cinq cents mètres de l’entrée du vieux port, entre les îles de Pomègue et de Ratonneau, le port du Frioul, d’une superficie de vingt hectares, en 1844. Toutefois, comme cette succursale ne suffisait plus à son service, on commença des travaux destinés à la perfectionner et à l’agrandir de dix hectares ; elle est aujourd’hui d’un quinzième plus étendue que le port principal.

«En 1839, cependant, le mouvement du port était de l,221,769 tonneaux ; il en résultait la nécessité de donner à tout le port une profondeur de six mètres, et d’allonger ses quais de mille trois cents mètres. Une somme de huit millions fut affectée à ces travaux : ils n’étaient pas achevés que déjà, en 1842, le mouvement était de 1,660,000 tonneaux : comme il continuait à s’accroître, et que la présence des bateaux à vapeur dans un port encombré, le menaçait des plus affreux désastres, une loi votée en 1844 affecta une somme de quatorze millions quatre cent mille francs, à la reconstruction, dans l’anse de la Joliette, d’un nouveau port de vingt hectares, avec deux avant-ports qui en devaient comprendre seize. Les travaux en sont conduits avec toute la rapidité possible, et déjà les digues, qui doivent l’enceindre, se montrent au-dessus du niveau de la mer. Mais avant qu’il fut en état de recevoir un seul navire, son insuffisance a été constatée. En 1846, en effet, le mouvement du port a été de 24,555 navires et de 2,708,116 tonneaux. Ce tonnage équivaut aux 0,67 de celui des ports de la Méditerranée, aux 0,32 de celui des ports de l’Océan, et aux 0,21 de celui de tous les ports de France réunis : il place le port de Marseille à la tête de tous ses anciens concurrents. Après lui, viennent, dans cette môme année : le Havre, avec un mouvement de 1,497,394 tonneaux ; Bordeaux, de 1,038,771 ; Rouen, de 901,451 ; et Nantes, de 563,685.

« Cette progression du commerce, de la navigation et de la population de Marseille est très éloignée d’avoir atteint son terme. Du côté de la terre et de celui de la mer, les intérêts et les relations qui se nouent au sein de ses murs, se développent de jour en jour. Depuis quelque semaines seulement, le chemin de fer d’Avignon met à quelques heures de la ville le bas Languedoc et la vallée du Rhône. Encore un peu de temps, et cette voie rapide s’allongera, d’une part, jusqu’à Paris et aux rivages de la Manche ; de l’autre, jusque sur les bords du Rhin. En tournant ses yeux vers la mer, le mouvement est plus rapide encore : la sécurité que nous avons assurée, en 1830, à la Méditerranée, par l’anéantissement de la piraterie barbaresques, porte des fruits qui se développent à vue d’œil. L’Espagne et la Grèce attendent encore que l’ordre rende leur liberté féconde ; mais l’Italie s’apprête à jouir de l’alliance de l’un et de l’autre ; la côte d’Afrique tout entière est ouverte à la civilisation ; les peuples slaves se préparent à entrer libres dans la famille européenne ; l’Orient se réveille, et dans quelques années, peut-être, le percement de l’isthme de Suez mettra la mer Rouge, la côte orientale d’Afrique, les Indes et Madagascar mieux à portée des côtes de Provence que n’en sont aujourd’hui celles d’Angleterre ou les Antilles. Ces événements qui font graviter le monde vers la Méditerranée, réagiront tous sur Marseille : ils disent assez haut à la France quelle part d’influence maritime doit lui revenir par cette ville. »

Marseille était, avant la révolution de 1789, le siège d’un gouvernement de place, d’une sénéchaussée, d’une amirauté, d’un tribunal de prud’hommes, et d’un autre tribunal particulier dont les magistrats se nommaient les juges du palais de Saint-Louis et de Saint-Lazare. Outre les établissements dont nous avons parlé, il y avait dans ses murs un hôtel des monnaies, un très vaste arsenal, cinq paroisses, un collège dirigé par les Oratoriens, une commanderie de l’ordre de Malte, cinq hôpitaux, une abbaye séculière (celle de Saint-Victor), dix-huit communautés d’hommes, entre autres les Grands-Carmes, les Dominicains, les Cordeliers, les Capucins, les Minimes, les Chartreux, les Récollets, et douze communautés de femmes, dont deux abbayes, Saint-Sauveur et Mont-Sion. Cette ville est aujourd’hui le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, titre qu’elle a enlevé à Aix, en l’an VIII ; c’est aussi le chef-lieu de la huitième division militaire ; elle possède une chambre et une bourse de commerce, un tribunal de première instance, un tribunal de commerce, un conseil de prud’hommes, un syndicat maritime, un observatoire de la marine, et un lazaret, le plus beau qui existe sur les côtes de la Méditerranée. Son évêché, qui autrefois dépendait de la métropole d’Arles, est le premier suffragant de l’archevêché d’Aix. A une lieue sud-ouest du port on trouve l’île d’If, dont le château a souvent servi de prison d’état.
De toutes les villes de France, Marseille est peut-être celle dont la physionomie est la plus vivante, la plus mobile, la plus variée. L’ancienne cité, celle qu’habitaient les Phocéens, a pour limites le port, la Canebière, le Cours et la rue d’Aix. La nouvelle ville s’étend sur l’autre côté, dans le prolongement du port, et s’appuie au mamelon qui porte le fort de la Garde ; elle est traversée par de belles rues, parmi lesquelles les Marseillais citent avec orgueil la Canebière et la longue avenue qui, de la porte d’Aix, aboutit à un obélisque dressé sur la place Castellane. Au nombre des anciens monuments de Marseille, les plus remarquables sont l’église cathédrale de la Major, celle de Saint-Victor, Notre-Dames-des-Accoules, l’ancien couvent des Chartreux et l’Hôtel de Ville. Les édifices modernes n’offrent pas un grand intérêt au point de vue de l’art ; on peut mentionner cependant, à part, l’hôtel de la Préfecture, le Grand-Théâtre et l’Observatoire. La population de l’arrondissement de Marseille est de 188,000 habitants, et celle du département dépasse 375,000 âmes.

 

Bibliographie
César, De Bello civ. lib. II. — Plutarque, Vie de Marius. — Athénée, Deipnosoph., liv. XIII ; Ciceron, Orat. pro L. Flacco.— Justin, liv. xxxvii et xlvii.— Strabon, liv. IV.— Cés. Nostradamus, Histoire et Chronique de Provence. — Bouche, Chronographie de Provence. — Papon, Histoire générale de Provence. — De Ruffi, Histoire de Marseille. — Julliany, Essai sur le commerce de Marseille. — Deimier, La Royale Liberté de Marseille. — Depping, Histoire du commerce entre le Levant et l'Europe. — Pardessus, Collection des lois maritimes. — Michel Nostradamus, Vies des anciens poètes provençaux. — Raynouard, Poésies des troubadours. — Giraud, Histoire du droit romain au moyen âge. — Guys, Marseille ancienne et moderne. — J.-B.-B. Grosson, Recueil des antiquités et monuments marseillais. — Aug. Fabre, Histoire de Marseille. — Fauris de Saint-Vincent, Mémoire sur l'état du commerce en Provence au moyen âge. — Statistique des Bouches-du-Rhône. — Archives de l’hôtel de ville de Marseille. — Villeneuve-Bargemont, Histoire de René d'Anjou. — Debret, Mémoire manuscrit sur la Provence. — Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

 


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